lorsqu'on se reunit pour le
depart, je demandai la permission d'emporter les morceaux de pain
qu'on oubliait. Laisser du pain sur une table quand la veille encore
j'aurais ete chercher un quart de biscuit en rampant sur le ventre! On
me l'accorda, et j'en remplis mes poches. Bien m'en prit. A neuf
heures precises, on se remit en route. Toujours les memes ornieres,
toujours les memes cailloux, toujours la meme boue! Pendant le premier
kilometre, ce fut terrible. Je me trainais; mais enfin le pied
s'echauffa, et je retrouvai en partie l'elasticite de mon pas.
Les miseres de cette epouvantable route devaient presque me faire
oublier les miseres de mon sejour dans l'ile que j'avais maudite. Vers
midi, la colonne, qui marchait avec des ondulations de serpent,
presentait un spectacle lamentable. On trebuchait, on tombait. Les
trainards se laissaient aller sur les tas de pierres. Quelques-uns
peut-etre manquaient d'energie, beaucoup manquaient de force. Tous
les prisonniers n'avaient pas rencontre a Stenay des capitaines comme
les zouaves du 3e regiment. Le besoin faisait dans la colonne autant
de ravages que la fatigue. Les retardataires s'en detachaient comme
les feuilles mortes d'un arbre que le vent secoue. Ces malheureux
etendus par terre, les gardiens accouraient et les frappaient a coups
de crosse. Un coup, deux coups, trois coups, jusqu'a ce qu'ils fussent
remis sur pied. Autant de coups qu'il en fallait, et, si les coups de
crosse ne suffisaient pas, les coups de baionnette venaient apres. La
peau fendue, la chair dechiree, on se relevait; mais l'epuisement
etait quelquefois plus fort que la douleur. Quelques-uns de ceux qui
s'etaient releves retombaient bientot. Les coups et les menaces ne
pouvant plus rien sur ces corps inertes, la colonne avec son escorte
de sentinelles continuait sa marche. On laissait au peloton prussien
qui la suivait le soin de balayer la route.
--Elle a ordre de ne rien laisser trainer, me disait un chasseur
d'Afrique qui enfoncait ses eperons dans la boue aupres de moi.
On m'a raconte que ces malheureux, etendus dans les fosses ou sur les
talus du chemin, etaient impitoyablement fusilles par ce dernier
peloton, a qui incombait la terrible et supreme police de la colonne.
Je n'ose pas affirmer le fait dans sa sanglante brutalite. Traitait-on
en deserteurs les prisonniers qui restaient en arriere, et la
discipline impitoyable que l'armee prussienne applique aux vaincus
apres l'avoir subie
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