rs d'Afrique se
mirent en campagne comme des gens pour qui aucune razzia n'a de
mysteres. La clientele du berger augmenta a vue d'oeil. Il prit gout a
sa speculation, et, ses pretentions augmentant avec ses scrupules, la
bete que j'avais eue pour quatre francs en valait quarante une heure
apres: le troupeau s'evanouit comme un brouillard.
J'avais bien l'animal, et il n'etait pas maigre, l'ile me fournissait
assez de broussailles pour avoir du feu; mais ou trouver du sel ou du
poivre? Ou decouvrir du pain surtout? Recherches, offres brillantes,
supplications, rien ne me reussit. Mon compagnon n'avait pas ete plus
heureux. Il fallut se resigner a s'asseoir autour d'un quartier de
mouton accommode a la diable dans sa graisse. On l'avalait, on ne le
mangeait pas. Quelques pommes de terre cuites sous la cendre me
consolaient un peu. Nous eumes du mouton, a diner et a dejeuner,
pendant trois jours. La faim seule pouvait combattre l'aversion qu'il
m'inspirait. Une heure vint ou il n'en resta plus un debris. J'eus
l'ingratitude de m'en rejouir. Les tristesses et la sobriete farouche
des jours suivants l'ont bien venge. Pendant le regne du mouton,
j'avais eu des instants de volupte; ils m'etaient offerts par des
camarades sous la forme d'un quart de biscuit ou d'un peu de cafe. Ces
magnificences m'eblouissaient. Elles ne durerent qu'un temps; mais ce
qui mettait le comble a mon extase, c'etait une cigarette. J'avais use
de ma petite provision de tabac avec la prodigalite d'un fils de
famille qui croit que les cantines suivent le soldat dans toutes ses
aventures; j'avais compte sans la captivite.
Un matin, errant sur la lisiere de mon campement, j'apercus un groupe
de soldats qui gesticulaient avec une animation singuliere. Des
exclamations sortaient de ce groupe. Je m'approchai, et vis un zouave
qui, debout au milieu d'un cercle avide, mettait aux encheres une
cigarette dont l'enveloppe de papier contenait un melange bizarre de
poussiere de tabac et de mie de pain ramassees avec les ongles au fond
des cavites que recelait son large pantalon. On offrait ce qu'on
avait, quatre sous, cinq sous, dix sous, quinze sous, non pas pour
l'acquerir et en faire sa propriete exclusive, mais pour obtenir le
droit precieux d'aspirer un certain nombre de bouffees. On poussait
comme dans une salle de vente. Un caporal offrit un franc. Je doublai
son enchere, un fremissement parcourut l'auditoire, et, au prix de
quarante sous payes comptant,
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