desespoir, la jalousie et la colere missent en cendre nos pauvres coeurs
deja battus en ruine!
Je fus pris d'un acces de rage contre la destinee, contre Alida et
contre moi-meme. J'allai faire mes adieux a la famille Obernay, et je
repartis pour mon pretendu voyage d'agrement; mais je m'arretai a deux
lieues de Geneve, en proie a une terreur douloureuse. Je n'avais pas
pris conge de madame de Valvedre; elle etait sortie quand j'etais alle
faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque resolution,
elle etait bien femme a se trahir; mon depart, au lieu de la sauver,
pouvait la perdre... Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de
supporter la pensee de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublie
quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fut rentree.
Ou donc etait-elle depuis le matin? Adelaide et Rosa etaient seules a la
maison. Je me hasardai a leur demander si madame de Valvedre avait aussi
quitte Geneve. Je regrettais de ne l'avoir pas saluee. Adelaide me
repondit avec une sainte tranquillite que madame de Valvedre etait a la
chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble
pour de la surprise, elle ajouta:
--Est-ce que cela vous etonne? Elle est fervente papiste, et, nous
autres heretiques, nous respectons toute sincerite. C'est demain, nous
a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mere; et elle se reproche
de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en
confesser, commander une messe, je crois... Enfin, si vous vouliez
prendre conge d'elle, attendez-la.
--Non, repondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.
Les deux soeurs essayerent de me retenir, pour causer, disaient-elles,
une bonne surprise a Henri, qui allait rentrer. Adelaide insista
beaucoup; mais, comme je ne cedai pas, et que, sans m'en vouloir, elle
me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette
simplicite de manieres bienveillantes ne couvrait aucun regret
dechirant.
Je fus a peine dehors, que je me dirigeai vers la petite eglise. J'y
entrai; elle etait deserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin
obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la
muraille, une femme habillee de noir, agenouillee sur le pave, et comme
ecrasee sous le poids d'une douleur extatique. Elle etait couverte de
tant de voiles, que j'hesitai a la reconnaitre. Enfin je devinai ses
formes delicates sous le crepe de son deuil, et je me hasardai a lu
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