passait le lait nouvellement trait. La fermiere se retourna, regarda
avec surprise ce visage nouveau.
"Pour combien?" dit-elle enfin.
MOUTIER.--Ma foi, je n'ai pas demande. Mais donnez comme d'habitude:
vous savez ce qu'on vous en prend tous les matins.
LA FERMIERE.--C'est a savoir pour qui.
MOUTIER.--Pour Mme Blidot, a l'Ange-Gardien.
LA FERMIERE.--Tiens! vous etes donc a son service? Depuis quand?
MOUTIER.--A son service pour le moment. Depuis hier seulement.
"C'est tout de meme drole", grommela la fermiere en donnant trois
mesures de lait.
-Faut-il payer? dit Moutier en fouillant dans sa poche.
LA FERMIERE.--Mais non. Vous savez bien que nous faisons nos comptes
tous les mardis, jour du marche.
MOUTIER.--Je n'en sais rien moi. Comment le saurais-je depuis hier que
je suis au pays? Bien le bonjour, Madame.
La fermiere fit un signe de tete et se remit a son travail, en se
demandant pourquoi Mme Blidot avait pris a son service un militaire dont
elle n'avait nullement besoin. Moutier s'en alla avec les enfants et son
pot au lait, riant de l'etonnement de la fermiere.
"Voici, Mam'selle, dit-il en rentrant, je gage que vous allez avoir la
visite de la grosse fermiere."
ELFY.--Pourquoi cela?
MOUTIER.--C'est qu'elle a eu l'air si surpris quand je lui ai dit que
j'etais a votre service, qu'elle viendra, bien sur, aux explications.
ELFY.--Et pourquoi avez-vous dit une... une chose pareille? Si l'on a
jamais vu inventer comme cela?
MOUTIER.--Comment donc, Mam'selle? Mais c'est la pure verite. Ne suis-je
pas a votre service, tout a votre service.
ELFY.--Vous m'impatientez avec vos rires et vos jeux de mots.
MOUTIER.--Il n'y a pourtant pas de quoi, Mam'selle Elfy. Je ris parce
que je suis content. Cela ne m'arrive pas souvent, allez. Un pauvre
soldat loin de son pays, sans pere ni mere, qui n'a aucun lien de coeur
dans ce monde, peut bien s'oublier un instant et se sentir heureux
d'inspirer quelque interet et d'etre traite avec amitie. J'ai eu tort
peut-etre; j'ai fait sans y penser une mauvaise plaisanterie; veuillez
m'excuser, Mam'selle. Pensez que je pars tantot et pour longtemps sans
doute; il ne faut pas trop m'en vouloir...
ELFY.--C'est moi qui ai tort de vous quereller pour une niaiserie, mon
bon monsieur Moutier; et c'est a moi de vous faire des excuses. C'est
que, voyez-vous, c'etait si ridicule de penser que, ma soeur et moi,
nous vous avions pris a notre service, que j'ai eu pe
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