res, sans gouter aucun
plaisir ni de jeu, ni de bonne chere... Mais ils se trompent s'ils
croient que leur bonheur surpasse le sien; il (un savant, Francois
Junius) etait sans doute l'un des hommes du monde les plus heureux, a
moins qu'il n'ait eu la faiblesse, que d'autres ont eue, de se chagriner
pour des vetilles..."
Voila Bayle au naturel. Considere a ces moments-la, il apparait aussi
peu moderne que possible, et tel que ces artistes anonymes de nos
cathedrales qui passaient leur vie, inconnus et ravis, dans le lent
accomplissement de la tache qu'ils avaient choisie, au recoin le plus
obscur du grand edifice. Aussi bien, il ne voulait pas signer son
monument. Des exigences de publication l'y obligerent. "A quoi bon?
disait-il. Une compilation! Un repertoire!" Et, en verite, il semble
bien qu'il a cru n'avoir fait qu'un dictionnaire.
Et, par suite, ou si ce n'est pas par suite, du moins les choses
concordent, aussi bien que toutes les vanites des hommes du XVIIIe
siecle, tout de meme les orgueilleuses et ambitieuses idees generales
des philosophes de 1750 sont absolument etrangeres a Pierre Bayle. Il ne
croit ni a la bonte de la nature humaine, ni au progres indefini, ni a
la toute-puissance de la raison. Il n'est optimiste, ni progressiste,
ni rationaliste, ni regenerateur. Le monde pour lui "est trop
indisciplinable pour profiter des maladies des siecles passes, et
_chaque siecle se comporte comme s'il etait le premier venu_".
L'humanite ne doute point qu'elle n'avance, parce qu'elle sent qu'elle
est en mouvement. La verite est qu'elle oscille, "Si l'homme n'etait pas
un animal indisciplinable, il se serait corrige." Mais il n'en est
rien. "D'ici deux mille ans, si le monde dure autant, les reiterations
continuelles de la bascule n'auront rien gagne sur le coeur humain."
Ce serait un bon livre a ecrire "qu'on pourrait intituler _de centro
oscillationis moralis_, ou l'on raisonnerait sur des principes a peu
pres aussi necessaires que ceux _de centro oscillationis_ et des
vibrations des pendules".
On eut etonne beaucoup cet aieul des Encyclopedistes en lui parlant du
regne de la raison et de la toute-puissance a venir de la raison sur les
hommes. Personne n'est plus convaincu que lui de deux choses, dont l'une
est que la raison seule doit nous mener, et l'autre qu'elle ne nous mene
jamais. Elle est pour lui le seul souverain legitime de l'homme, et le
seul qui ne gouverne pas. Il est tres enclin, sur ce point,
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