s fort, et plus jeune que
moi-meme. Je m'estime plus que je ne croyais pouvoir m'estimer jamais;
car mes prejuges et mes mefiances, mon aveuglement et mon ingratitude ne
me semblent plus venir de moi, mais d'un role que j'etais force de jouer
dans la comedie sociale. J'ai depouille ce costume d'emprunt; j'ai
oublie ces paroles de routine et ces raisonnements de commande. Je me
trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour primordial, la principale effluve
de la divinite, s'est repandu dans l'air que je respire; ma poitrine
s'en est remplie. C'est comme un fluide nouveau qui me penetre et me
vivifie. Le temps, l'espace, les besoins, les usages, les dangers, les
ennuis, l'opinion, tous ces liens ou je me debattais sans pouvoir faire
un pas, sont maintenant des notions erronees, des songes qui fuient dans
le vide. Je suis eveille, je ne reve plus; j'aime et je suis aime. Je
vis! je vis dans cette region que je prenais pour un ideal nuageux, pour
une creation de ma fantaisie, et que je touche, respire et possede comme
une realite! Je vis par tous mes organes, et surtout par ce sixieme sens
qui resume et depasse tous les autres, ce sens intellectuel qui voit,
entend et comprend un ordre de choses immuable, qui coopere sciemment
a l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie superieure, de la vie en
Dieu!
Ah! le positivisme, le convenu, le prouve, le pretendu realisme de la
vie humaine dans la societe! Quel entassement de sophismes qui, a notre
reveil dans la vie eternelle, nous paraitront risibles et bizarres, si
nous daignons alors nous en souvenir! Mais j'espere que cette memoire
sera confuse, car elle nous peserait comme un flux de divagations notees
pendant la fievre. J'espere que les seuls jours, les seules heures de
cette courte et trompeuse existence dont il nous sera possible de
nous souvenir, seront les jours et les heures ou nous aurons ressenti
l'extase de l'amour dans tout son rayonnement divin! O mon Dieu! je vous
demande de me laisser, dans l'eternite, le souvenir de l'heure ou je
suis!
XXVI
Villa Mondragone, 10 avril.
Je reviens vous ecrire aujourd'hui dans la meme solitude ou j'ai
passe la journee d'hier a vous raconter l'evenement de ma vie, la
transformation de mon etre. Seulement, hier, il faisait un temps
affreux, et je vous ecrivais assis sur des decombres, dans une des
salles desertes et delabrees de ce noble manoir. Aujourd'hui, je suis
en plein air, par un temps delicieux, dans un jardin abandonne
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