is une arche de Noe toute neuve, qui poissait les doigts
et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je
rangeais sur la table les animaux par couples, et deja le cheval,
l'ours, l'elephant, le cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux
a deux vers l'arche qui devait les sauver du deluge.
On ne sait pas ce que les joujoux font naitre de reves dans l'ame des
enfants. Ce paisible et minuscule defile de tous les animaux de la
creation m'inspirait vraiment une idee mystique et douce de la nature.
J'etais penetre de tendresse et d'amour. Je goutais a vivre une joie
inexprimable.
Tout a coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit
profond et comme lourd, inoui, qui me glaca d'epouvante.
Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonne? Je n'avais jamais entendu
ce bruit-la. Comment en avais-je, instantanement, senti toute l'horreur?
Je m'elance a la fenetre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose
d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante.
Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma
vieille bonne entre, bleme, dans la salle a manger:
"Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jete par la fenetre, dans
un acces de fievre chaude!"
De ce jour, je cessai definitivement de croire que la vie est un jeu, et
le monde une boite de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Noziere
alla rejoindre dans l'abime des erreurs humaines a carte du monde connu
des anciens et le systeme de Ptolemee.
III
MADAME MATHIAS
Mme Mathias etait une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant qui,
par son grand age et son mauvais caractere, s'etait attire beaucoup de
consideration. Mon pere et ma mere, qui l'avaient attachee a ma tres
petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une
grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de bapteme, un
nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait Virginie. Mme
Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierte. Les joues
creuses, avec des yeux de braise sous les meches grises de ses cheveux
qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, seche, muette, sa bouche
ruinee, son menton menacant et son morne silence, affligeaient mon pere.
Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine
d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation a
cette femme d'age, qui la regardait en silence avec des yeux de louve
traquee. Mme Ma
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