nous dinions tous trois a la cremerie, dans la petite salle
ornee d'une grande toile de Jean Meusnier. C'etait une composition
feroce, qu'il avait peinte en riant interieurement, et qui representait
des arbres odieux et ridicules. Ce puissant paysagiste ne sentait la
beaute et la laideur que dans le monde vegetal. Et le sauvage s'etait
amuse a faire des caricatures de chenes et d'ormeaux.
Quant au regne humain, il n'en connaissait qu'Euphemie, qui, decidement,
lui semblait une personne bien agreable. Avant le diner, il tournait
autour d'elle dans la cuisine, a la clarte des fourneaux, tandis que
Jacobus Dubroquens m'expliquait la triade gauloise devant la saliere et
le moutardier de la petite table.
Comme il eut exprime la triade en peinture! Il ne lui manquait qu'une
toile de vingt metres carres, et la Republique.
En attendant, il composait des modes pour poupees, dessinait les trois
temps de l'extraction des cors d'apres la methode Edouard et peignait
des rosiers de Marie sur moelle de sureau.
C'etait un bien honnete homme. Il ne laissait rien deviner du mystere
douloureux de sa vie et, en toute rencontre, dissertait sur l'art et la
philosophie, d'un esprit paisible et content.
Mais nous allons ou le destin nous mene, et les plus fideles d'entre
nous abandonnent l'un apres l'autre leurs vieux compagnons sur le
chemin, sur le dur chemin de la vie. Au long de ma derniere annee de
droit, je perdis de vue les deux copains. Dans la suite, le nom de Jean
Meusnier, devenu celebre, me fut rappele tous les jours par les journaux
qui le citaient avec des louanges. Les tableaux du maitre, je les voyais
au Salon, aux Mirlitons, au Volney, chez Georges Petit, chez les
amateurs de peinture et chez les femmes a la mode. Les vitrines des
papetiers me montraient a l'envi son visage connu de vieux dieu
rustique.
Mais du pauvre Jacobus Dubroquens, point de nouvelles! Je m'imaginais
qu'il n'etait plus de ce monde et que la mort clemente l'avait doucement
emporte hors de cette terre, qu'il n'avait jamais vue que dans un reve
et a travers un nuage.
Mais, un beau jour de l'automne 1896, comme je prenais a la station des
Tuileries le bateau qui descend la riviere, je remarquai, sur le pont,
un vieillard assis a l'avant, qui, drape dans un vieux manteau rapiece
et portant sur l'oreille un feutre romantique, posait complaisamment sur
un carton a dessin une main encore belle et gardait l'attitude du genie
meditatif.
Je reconnu
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