dans son jardin ou il semblait avoir
lui-meme pousse. Il posa son arrosoir, me serra la main en tournant vers
moi, sans rien dire, son bon visage placide; il me suppliait du regard
d'ecarter les pensees affligeantes.
Puis il me dit, en levant au ciel ses deux petits bras:
"Vois-tu, mon cher, ma nature est de reverdir!"
Je vous le dis sincerement: Champdevaux etait, dans sa simplicite, plus
pres de la nature que les orgueilleux qui l'offensent par les longs
souvenirs et les revoltes superbes.
Cet homme heureux trouva l'annee suivante, presque sans sortir de son
potager, une femme qui ressemblait d'une merveilleuse maniere a celle
qu'il avait perdue; seulement, elle etait encore plus petite et plus en
joues. Il l'epousa et en fut parfaitement heureux jusqu'a sa mort qui
survint subitement apres quatre ans de mariage. Il taillait ses arbres
quand l'apoplexie le frappa. Ce fut sa derniere surprise.
***
Si nous comprenions les figures des ames comme les figures de la
geometrie, nous n'aurions pas plus d'animosite a l'endroit d'un esprit
trop etroit qu'un mathematicien n'en montre contre un angle qui, faute
de cinq ou six degres d'ouverture, n'a pas les proprietes de l'angle
droit.
***
Je ne crois pas que rien au monde soit comparable a l'agilite avec
laquelle les femmes oublient ce qui fut tout pour elles. Par cette
effrayante puissance d'oubli autant que par la faculte d'aimer, elles
sont vraiment des forces de la nature.
***
J'ai dejeune ce matin chez N***, ancien ministre de l'Instruction
publique et des Beaux-Arts, dont la maison est frequentee par une foule
brillante de peintres, de sculpteurs, de litterateurs, de savants,
d'hommes politiques et d'hommes du monde. Je m'y rencontrai avec le
peintre Jarras, le sculpteur Lataille, N***, le grand comedien, le
depute B***, et deux ou trois membres de l'Institut, personnes fort
diverses d'esprit et de moeurs, se ressemblant toutes par cet air apaise
que donne l'habitude de la celebrite. Ils etaient au regime pour la
plupart, et des bouteilles d'eaux minerales couvraient la table. Chacun
avoua quelque misere de l'estomac, du foie ou des reins. Ils
s'interessaient tous a l'etat d'un seul, qu'ils comparaient au leur. On
attaqua tous les sujets, theatre, litterature, politique, art, affaires,
scandales, nouvelles du jour, mais de biais et legerement. Ces hommes
avaient pris avec l'age des facons assez douces. Le temps les avait
polis a la surface. Une prat
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