ssait dans mon imagination d'enfant comme une maison devoree
par un antique incendie. Je savais seulement que, nee, ainsi qu'elle le
disait, l'annee de la mort du roi, fille de riches fermiers beaucerons,
de bonne heure orpheline, elle avait epouse en 1815, a l'age de
vingt-deux ans, le capitaine Mathias, un bien bel homme qui, mis a la
demi-solde par les Bourbons, disait leur fait aux chevaliers du Lys,
qu'il appelait poliment les compagnons d'Ulysse. Mes parents etaient un
peu plus instruits. Ils n'ignoraient point que le capitaine Mathias
avait mange les ecus de la fermiere au Rocher de Cancale, et que,
laissant ensuite sa pauvre femme sur la paille, il s'en etait alle
courir les filles. Dans les premieres annees de la monarchie de Juillet,
Mme Mathias l'avait retrouve, par grand hasard, tandis qu'il sortait
d'un cabaret de la rue de Rambuteau, ou, rase de frais, le teint vermeil
sous ses cheveux blancs, une rose a la boutonniere, il donnait chaque
jour des consultations aux commercants poursuivis par les huissiers.
Il redigeait des actes devant une bouteille de vin blanc, en souvenir de
son premier etat; car il avait ete saute-ruisseau avant d'entrer au
regiment. Elle l'avait repris alors; elle l'avait ramene chez elle avec
une joie triomphale. Mais il n'y etait pas reste longtemps; il avait
disparu un jour, emportant, disait-on, une douzaine d'ecus caches par
Mme Mathias sous sa paillasse. Depuis lors, on n'avait plus de ses
nouvelles. On croyait qu'il s'etait laisse mourir dans un lit d'hopital,
et on l'en approuvait.
"C'est pour vous une delivrance", disait mon pere a Mme Mathias.
Alors des larmes brulantes et comme enflammees montaient aux yeux de Mme
Mathias; ses levres tremblaient, et elle ne repondait pas.
Or, un jour de printemps, Mme Mathias, ayant serre sur ses epaules son
terrible chale noir, m'emmena promener a l'heure accoutumee. Mais elle
ne me conduisit pas ce jour-la aux Tuileries, notre jardin royal et
familier, ou tant de fois, laissant ma balle et mes billes, j'avais
colle mon oreille contre le piedestal de la statue du Tibre pour ecouter
des voix mysterieuses. Elle ne me conduisit pas vers ces boulevards
calmes et tristes d'ou l'on voit, au-dessus des lignes poudreuses des
arbres, le dome dore sous lequel est couche dans son tombeau rouge
Napoleon; elle ne me conduisit pas vers les avenues monotones ou elle se
plaisait, assise sur un banc, a causer avec quelque invalide, tandis que
je fais
|