nt l'etalage s'etendait entre une des statues du quai des Saints-Peres
et les boites de M. Debas etait alors un vieux philosophe assez
semblable par le caractere aux cyniques du declin de la Grece. Il avait
en commun avec son voisin le mepris du gain et une sagesse superieure.
Mais la sienne etait inerte et taciturne. Quand l'empereur passa devant
lui, ce bonhomme brulait un volume dans une marmite pour chauffer ses
vieilles mains. Tel ce beau terme de marbre qu'on voit sous un
marronnier des Tuileries, figure d'un vieillard tendant la main sur la
flamme d'un rechaud qu'il presse contre sa poitrine. Curieux de
connaitre les livres dont le libraire se chauffait, Napoleon ordonna a
son aide de camp de s'en informer.
Celui-ci obeit et revint dire a cesar:
"Ce sont les Victoires et conquetes."
Ce jour la, Napoleon et M. Debas furent bien pres l'un de l'autre. Mais
ils ne se parlerent pas. Si je n'aimais la verite d'un amour filial et
candide, j'imaginerais quelque aventure de l'empereur, de son aide de
camp et des deux bouquinistes digne, sans doute, d'etre comparee aux
merveilleuses histoires du kalife Aroun-al-Raschid et de son grand-vizir
Giafar, errant la nuit dans les rues de Bagdad. Pour m'en tenir a
l'exactitude d'une notice fidele, je dirai que, du moins, des personnes
d'une condition privee, mais d'un merite reconnu, causaient volontiers
avec M. Debas. J'en attesterais Amedee Hennequin, Louis de Ronchaud,
Edouard Fournier, Xavier Marmier, mais ils ne sont plus de ce monde. Les
plus familiers de M. Debas etaient deux pretres, hommes excellents, l'un
et l'autre, pour la doctrine et les moeurs, mais tres dissemblables
d'humeur et de caractere. L'un, M. Trevoux, chanoine de Notre-Dame,
etait petit en gros; il portait sur ses joues ce vermillon petri pour
les chanoines par ces petits Genies que vit Nicolas Despreaux dans un
songe poetique. Il mettait son etude et ses soins a decouvrir de petits
saints bretons et son ame etait pleine d'une joie onctueuse. L'autre, M.
l'abbe Le Blastier, aumonier d'un couvent de femmes, etait de haute
taille et de grande mine. Austere, grave, eloquent, il consolait par des
promenades solitaires son gallicanisme attriste. Tous deux, passant sur
le quai, leur douillette bourree de bouquins, ils daignaient echanger
des propos avec M. Debas.
C'est M. Le Blastier qui consacra d'un mot la noblesse morale du
bouquiniste:
"Monsieur, vous n'avez de bas que le nom."
Quand M. Le Blastie
|