biou etait charge de famille, plein de fierte d'ailleurs, et je vous
ai dit que ma mere n'etait pas riche. Le peu qu'elle put lui donner ne
le tira pas d'affaire. Elle s'ingenia ensuite a lui trouver de
l'ouvrage, et elle commenca par lui commander pour mon pere autant de
pantalons, de gilets, de redingotes et de pardessus qu'il etait
raisonnable d'en commander.
Mon pere n'eut, pour sa part, rien a gagner a ces dispositions. Les
habits du tailleur-concierge lui allaient mal. Comme il etait d'une
simplicite admirable, il ne s'en apercut meme pas.
Ma mere s'en apercut pour lui; mais elle se dit avec raison que mon pere
etait un fort bel homme, qu'il parait ses habits quand ses habits ne le
paraient pas, et qu'on n'est jamais trop mal vetu lorsqu'on porte un
vetement suffisamment chaud et cousu avec de bon fil par un homme de
bien, craignant Dieu et pere de douze enfants.
Le malheur fut qu'apres avoir fourni a mon pere plus de vetements qu'il
n'etait necessaire, Rabiou se trouva aussi mal en point que devant. Sa
femme etait poitrinaire et ses douze enfants anemiques. Une loge de la
rue des Canettes n'est pas ce qu'il faut pour rendre les enfants aussi
beaux que les jeunes Anglais entraines par le canotage et par tous les
sports. Comme le petit tailleur-concierge n'avait pas d'argent pour
acheter des medicaments, ma mere imagina de lui commander une tunique a
mon usage. Elle lui eut aussi bien commande une robe pour elle.
A l'idee d'une tunique, Rabiou hesita. Une sueur d'angoisse mouilla son
front d'apotre. Mais il etait courageux et mystique. Il se mit a la
besogne. Il pria, se donna une peine infinie, n'en dormit pas. Il etait
emu, grave, recueilli. Songez donc! une tunique, un vetement de
precision! Ajoutez a cela que j'etais long, maigre, sans corps,
difficile a habiller. Enfin, le pauvre homme parvint a la confectionner,
ma tunique, mais quelle tunique! Pas d'epaules, la poitrine creuse, elle
allait s'evasant, tout en ventre. Encore eut-on passe sur la forme. Mais
elle etait d'un bleu clair et cru, penible a voir, et le collet portait
appliquees, non des palmes, mais des lyres. Des lyres! Rabiou n'avait
pas prevu que je deviendrais un poete tres distingue. Il ne savait pas
que je cachais au fond de mon pupitre un cahier de vers intitule:
Premieres fleurs. J'avais trouve ce titre moi-meme et j'en etais
content. Le tailleur-concierge ne savait rien de cela, et c'est
d'inspiration qu'il avait cousu deux lyres au c
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