thias etait generalement redoutee. Seul dans la maison,
je n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinee, je la
savais faible.
A huit ans, j'avais mieux compris une ame que mon pere a quarante, bien
que mon pere eut l'esprit meditatif, assez d'observation pour un
idealiste, et quelques notions de physiognomonie puisees dans Lavater.
Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de
Napoleon rapporte de Sainte-Helene par le docteur Antomarchi, et dont
une epreuve en platre, pendue dans son cabinet, a terrifie mon enfance.
Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme
Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'etais inspire par la sympathie; il
n'etait guide que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup
a penetrer le caractere de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir a la
voir, il ne la regardait guere, et peut-etre ne l'avait-il point assez
observee pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente rondeur,
s'etait singulierement plante au milieu du masque austere sous lequel
elle figurait dans la vie.
Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque
inapercu sur cette scene de desolation violente qu'etait le visage de
Mme Mathias. Pourtant il etait digne d'interet. Tel que je le retrouve
au fond de ma memoire, il m'emeut par je ne sais quelle expression de
tendresse souffrante et d'humilite douloureuse. Je suis le seul etre au
monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commence a le bien
comprendre que lorsqu'il n'etait plus qu'un souvenir lointain, garde par
moi seul.
C'est maintenant surtout que j'y songe avec interet. Ah! Madame Mathias,
que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que vous
etiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichee
sur l'oreille, sous votre bonnet a tuyaux, et des besicles enormes
chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles
glissaient toujours, et vous en eprouviez toujours une impatience
nouvelle; car vous n'avez jamais su vous soumettre en riant a la
necessite, et vous portiez au milieu des miseres domestiques une ame
indignee.
Ah! Madame Mathias, Madame Mathias, que ne donnerais-je point pour vous
revoir telle que vous futes, ou du moins pour savoir ce que vous etes
devenue, depuis trente ans que vous avez quitte ce monde ou vous aviez
si peu de joie, ou vous teniez si peu de place et que vous aimiez tant.
Je l'ai sent
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