faisait desirer la venue de l'ennemi.
Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises,
quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec
celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la
cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs
apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les
avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur
la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee
allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les
paves sous leur pas dur et rythme.
Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le
long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere
les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres
de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les
habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que
donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la
terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car
la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est
renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient
les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une
brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous
les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les
paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux
toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant
les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au
son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute
croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne
en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.
Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis
disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion.
Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les
vainqueurs.
Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un
calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien
mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse,
plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette
guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait,
un jour ou l'
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