lara d'une voix mourante qu'elle se
sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus,
la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et
elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif,
rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs
restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces
dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole:
"Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit
s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable!
Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit?
Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain
midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du
"oui".
Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille
intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous
acceptons avec reconnaissance, madame."
Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna
carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie
gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de
Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine
de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les
femmes, adorant les crudites.
On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc
on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on
s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un
grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse
surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames
qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme
Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et
mangeant beaucoup.
On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits
horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous
ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les
histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta,
avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les
filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait
quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle.
J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir
quelques soldats que m'expatrie
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