r; pourquoi cette sensibilite nerveuse? Assurement, je
n'etais pas dans un etat normal.
Elle etait charmante, cela etait incontestable, ravissante, adorable.
Mais ce n'etait pas la premiere femme adorable que je voyais sans
l'avoir adoree.
Et puis enfin on n'adore pas ainsi une femme pour l'avoir vue dix
minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait
absurde, ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualites, les
seductions qui, les unes apres les autres, se revelent en elle dans une
frequentation plus ou moins longue. S'il en etait autrement, l'homme
serait a classer au meme rang que l'animal; l'amour ne serait rien de
plus que le desir.
Pendant assez longtemps, je me repetai toutes ces verites pour me
persuader que ma jeune fille m'avait seulement paru charmante, et que
le sentiment qu'elle m'avait inspire etait un simple sentiment
d'admiration, sans rien de plus.
Mais quand on est de bonne foi avec soi-meme, on ne se persuade pas par
des verites de tradition; la conviction monte du coeur aux levres et
ne descend pas des levres au coeur. Or, il y avait dans mon coeur un
trouble, une chaleur, une emotion, une joie qui ne me permettaient pas
de me tromper.
Alors, par je ne sais quel enchainement d'idees, j'en vins a me rappeler
une scene du _Romeo et Juliette_ de Shakspeare qui projeta dans mon
esprit une lueur eblouissante.
Romeo masque s'est introduit chez le vieux Capulet qui donne une fete.
Il a vu Juliette pendant dix minutes et il a echange quelques paroles
avec elle. Il part, car la fete touchait a sa fin lorsqu'il est entre.
Alors Juliette, s'adressant a sa nourrice, lui dit: "Quel est ce
gentilhomme qui n'a pas voulu danser? va demander son nom; s'il est
marie, mon cercueil pourrait bien etre mon lit nuptial."
Ils se sont a peine vus et ils s'aiment, l'amour comme une flamme les
a envahis tous deux en meme temps et embrases. Et Shakspeare humain et
vrai ne disposait pas ses fictions, comme nos romanciers, pour le seul
effet pittoresque. Quelle curieuse ressemblance entre cette situation
qu'il a inventee et la mienne! c'est aussi dans une fete que nous nous
sommes rencontres, et volontiers comme Juliette je dirais: "Va demander
son nom; si elle est mariee, mon cercueil sera mon lit nuptial."
Ce nom, il me fallut l'attendre jusqu'au surlendemain, car Marius
Bedarrides ne se trouva point au rendez-vous arrete entre nous. Ce fut
le soir du deuxieme jour seulement que je
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