joie naturelle et profonde.
Comme d'autres ont des souvenirs de nuits tendres, j'ai des souvenirs
de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes
vapeurs, blanches comme des mortes avant l'aurore, puis, au premier
rayon glissant sur les prairies, illuminees de rose a ravir le coeur;
et j'ai des souvenirs de lune argentant l'eau fremissante et courante,
d'une lueur qui faisait fleurir tous les reves.
Et tout cela, symbole de l'eternelle illusion, naissait pour moi sur
de l'eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de
Paris.
Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous etions cinq, une bande,
aujourd'hui des hommes graves; et comme nous etions tous pauvres, nous
avions fonde, dans une affreuse gargote d'Argenteuil, une colonie
inexprimable qui ne possedait qu'une chambre-dortoir ou j'ai passe les
plus folles soirees, certes, de mon existence. Nous n'avions souci de
rien que de nous amuser et de ramer, car l'aviron pour nous, sauf pour
un, etait un culte. Je me rappelle de si singulieres aventures, de si
invraisemblables farces, inventees par ces cinq chenapans, que
personne aujourd'hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi,
meme sur la Seine, car la fantaisie enragee qui nous tenait en haleine
est morte dans les ames actuelles.
A nous cinq nous possedions un seul bateau, achete a grand'peine et
sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C'etait
une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable.
Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un
petit, tres malin, surnomme Petit Bleu; un grand, a l'air sauvage,
avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnomme Tomahawk; un autre,
spirituel et paresseux, surnomme La Toque, le seul qui ne touchat
jamais une rame sous pretexte qu'il ferait chavirer le bateau; un
mince, elegant, tres soigne, surnomme "N'a-qu'un-Oeil" en souvenir
d'un roman alors recent de Cladel, et parce qu'il portait un monocle;
enfin moi qu'on avait baptise Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite
intelligence avec le seul regret de n'avoir pas une barreuse. Une
femme, c'est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ca
tient l'esprit et le coeur en eveil, parce que ca anime, ca amuse, ca
distrait, ca pimente et ca fait decor avec une ombrelle rouge glissant
sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse
ordinaire, a nous cinq qui ne ressemblions guere a tout le monde. Il
nous
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