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n'avait pas reve, tint a passer en revue tous les hommes de notre
regiment. Les partants, comme ceux qui restaient, durent s'aligner sur
le rempart. On vit meme errer par la Murette, l'ordonnance, le brosseur,
l'avare, qui ne se melait plus a nos assemblees. Son regard, d'une
acuite singuliere, donnait l'impression que doivent produire les gens
a qui le peuple attribue le _mauvais oeil_. Il paraissait etre la pour
porter malheur a quelqu'un.
Quant a moi, j'avais fort a faire, avec le sergent-fourrier, pour
achever de regler les derniers details administratifs: officier
d'habillement, maitre armurier, prepose des lits militaires, le defile
etait-interminable. L'heure du depart arriva, sans que le detachement
eut traverse la cour d'honneur. Courant au rempart, nous le trouvames
desert.
Les trois compagnies s'etaient ecoulees hors de la citadelle par une
poterne. Bien qu'elles eussent a gagner la gare par un long detour dans
la campagne, nous n'avions que le temps de couper au plus court par la
ville. Cela me permit au moins d'adresser un telegramme a ma famille,
car Angers etait notre but, et nous passions par Toulouse.
Nous avions le regret de laisser en arriere deux de nos meilleurs
camarades, Toubet et Bacannes, sans parler du malheureux petit Royle.
Au dernier moment, il avait ete interne au Castillet sur l'ordre du
commandant du 22e. Murette aurait sans doute pu dire pourquoi.
LE 48e REGIMENT DE MARCHE
Il n'y avait pas a s'apitoyer longuement. Dans le metier des armes,
les liaisons ne se denouent pas; elles sont presque toujours rompues
brusquement, si fraternelles qu'elles aient ete. Les exigences du
service veulent qu'apres une longue intimite on se separe immediatement
sans murmure, sinon sans regrets. A la guerre, il faut voir tomber,
sans faiblir, sans lui tendre la main, sans jeter vers lui un regard en
arriere, le camarade frappe a mort qui etait devenu votre ami. Et la
discipline impose parfois des epreuves plus cruelles. Il faut brider son
coeur, si l'on ne peut l'etouffer. C'est pourquoi les vieux militaires
passent et repassent sans cesse en revue les noms de leurs compagnons
d'autrefois; ils rachetent ainsi leur secheresse professionnelle, leur
froideur obligatoire et passagere, l'apparente indifference qui fut
longtemps exigee d'eux. D'ailleurs Royle ne nous avait jamais inspire de
veritable amitie, a Nareval ni a moi: nous deplorions qu'il eut commis
les fautes dont il serait c
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