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rempli, nous jouissions sans scrupule du dernier repit qui nous etait
accorde. Maintenant, le doute n'etait plus permis; il n'y avait plus
de place pour l'impatience et l'enervement: a breve echeance, nous
combattrions, nous aussi; il nous serait donne de tenir la campagne, de
dormir a la belle etoile, de peiner et de souffrir pour la defense du
pays. Pour le moment, nous goutions l'agrement de deambuler dans une
ville belle, elegante, animee comme au temps d'une paix heureuse, en
songeant aux tristes etapes en pays devastes; nous savourions le plaisir
de manger, assis, des mets servis proprement dans de la vaisselle,
en prevoyant le renversement des marmites au bivouac et les repas de
biscuit tout sec; voluptueusement, nous prenions nos aises dans des
lits chauds et douillets, frissonnant seulement a l'idee des prochaines
nuitees sur la terre humide ou gelee.
Pourtant les passions mesquines gataient par leurs infiltrations
malsaines ces dernieres heures de legitime bien-etre. Le cadre
subalterne de chaque compagnie forme un groupe d'hommes, qu'a certaines
heures rassemblent le service ou les necessites materielles, et que
l'habitude maintient a peu pres reunis le reste du temps: en un mot,
c'est une petite societe; donc, on s'y observe mutuellement, on s'y
jalouse, on y medit les uns des autres, la charite servant rarement de
lien aux reunions humaines.
A Angers, la compagnie n'avait plus de sergent-major. Le notre avait
ete nomme adjudant a l'organisation du regiment. Les fonctions de chef
etaient remplies par le sergent-fourrier, camarade genereux, loyal,
malgre quelques inegalites de caractere. Harel avait ete mousse, je
crois. Il avait alors vingt-cinq ans, il etait grand et beau, ses
yeux, tres noirs, s'enfoncaient sous un front bombe, proeminent, et
semblaient, par l'habitude des vastes horizons de la mer, lancer des
regards d'une portee trop lointaine.
Villiot, le doyen des sergents, etait, quoique ne a Marseille, simple,
brave et modeste. Excellent soldat, bon camarade, superieur affable,
subordonne digne. Ayant eprouve son courage a ses propres yeux dans
la sanglante fournaise de Sedan et dans sa fuite perilleuse apres la
capitulation, il ne cherchait a en imposer a personne. Sa qualite
d'ancien prevot d'armes temoignait assez d'ailleurs qu'il n'avait rien a
craindre d'un adversaire individuel. Sa complaisance et sa serviabilite
n'en avaient que plus de prix; elles ne se dementaient jamais.
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