et leur admiration. Ils auraient bien voulu
y rester, mais le general etait impatient d'arriver avant les grands
froids dans sa terre de Gromiline, pres de Smolensk, et, faute de chemin
de fer, ils se mirent dans la berline commode et spacieuse que le
general avait amenee depuis Loumigny, pres de Domfront. Derigny avait
pris soin de garnir les nombreuses poches de la voiture et du siege de
provisions et de vins de toute sorte, qui entretenaient le bonne humeur
du general. Des que Mme Derigny ou Jacques voyaient son front se
plisser, sa bouche se contracter, son teint se colorer, ils proposaient
un petit repas pour faire attendre ceux plus complets de l'auberge. Ce
moyen innocent ne manquait pas son effet; mais les coleres devenaient
plus frequentes; l'ennui gagnait le general; on s'etait mis en route a
six heures du matin; il etait cinq heures du soir; on devait diner et
coucher a Gjatsk, qui se trouvait a moitie chemin de Gromiline, et l'on
ne devait y arriver qu'entre sept et huit heures du soir.
Mme Derigny avait essaye de l'egayer, mais cette fois, elle avait
echoue. Jacques avait fait sur la Russie quelques reflexions qui
devaient etre agreables au general, mais son front restait plisse, son
regard etait ennuye et mecontent; enfin ses yeux se fermerent, et il
s'endormit, a la grande satisfaction de ses compagnons de route.
Les heures s'ecoulaient lentement pour eux; le general Dourakine
sommeillait toujours. Mme Derigny se tenait pres de lui dans une
immobilite complete. En face etaient Jacques et Paul, qui ne dormaient
pas et qui s'ennuyaient. Paul baillait; Jacques etouffait avec sa main
le bruit des baillements de son frere. Mme Derigny souriait et leur
faisait des chut a voix basse. Paul voulut parler; les chut de Mme
Derigny et les efforts de Jacques, entremeles de rires comprimes,
devinrent si frequents et si prononces que le general s'eveilla.
"Quoi? qu'est-ce? dit-il. Pourquoi empeche-t-on cet enfant de parler?
Pourquoi l'empeche-t-on de remuer?
Madame Derigny: "Vous dormiez, general; j'avais peur qu'il ne vous
eveillat."
Le general: "Et quand je me serais eveille, quel mal aurais-je ressenti?
On me prend donc pour un tigre, pour un ogre? J'ai beau me faire doux
comme un agneau, vous etes tous fremissants et tremblants. Craindre
quoi? Suis-je un monstre, un diable?"
Mme Derigny regarda en souriant le general, dont les yeux brillaient
d'une colere mal contenue:
Madame Derigny: "Mon bon general
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