Derigny: "Comme c'etait mon devoir de le faire, Madame. Je ne puis me
permettre aucune depense qui ne soit autorisee; par mon maitre."
Madame Papofski: "Mais il ne l'aurait pas su; mon oncle depense sans
savoir pourquoi ni comment. Vous auriez pu compter des chevaux morts ou
une voiture cassee."
Derigny: "Ce serait me rendre indigne de la confiance que le general
veut bien me temoigner, Madame, veuillez croire que je suis incapable
d'une pareille supercherie."
Madame Papofski: "Je le crois et je le vois, brave, honnete monsieur
Derigny. Ce que j'ai fait et ce que j'ai dit etait pour savoir si vous
etiez reellement digne de l'attachement de mon oncle. Je ne m'etonne pas
de l'empire que vous avez sur lui, et je me recommande a votre amitie,
moi et mes pauvres enfants, mon cher monsieur Derigny. Si vous saviez
quelle estime, quelle amitie j'ai pour vous! Je suis si seule dans le
monde! Je suis si inquiete de l'avenir de mes enfants! Nous sommes si
pauvres!
Derigny ne repondit pas; un sourire ironique se faisait voir malgre lui;
il salua et se retira.
Mme Papofski le regarda s'eloigner avec colere.
"Coquin! dit-elle a mi-voix en le menacant du doigt. Tu fais l'homme
honnete parce que tu vois que je ne suis pas en faveur! Tu fais la cour
a ma soeur parce que tu vois la sotte tendresse de mon oncle pour cette
femme hypocrite et pour sa mijauree de Natasha, qui cherche a capter mon
oncle pour avoir ses millions... On veut me chasser; je ne m'en irai
pas; je les surveillerai; j'inventerai quelque conspiration; je
les denoncerai comme conspirateurs, revolutionnaires polonais...
catholiques... Je trouverai bien quelque chose de louche dans leurs
allures. Je les ferai tous arreter, emprisonner, knouter... Mais il me
faut du temps... un an peut-etre... Oui, encore un an, et tout sera
change ici! Encore un an, et je serai la maitresse de Gromiline! et je
les menerai tous au baton et au fouet!"
Mme Papofski s'etait animee; elle ne s'etait pas apercue que dans
son exaltation elle avait parle tout haut. Sa porte, a laquelle elle
tournait le dos, etait restee ouverte; Jacques s'y etait arrete un
instant, croyant que son pere etait encore chez Mme Papofski, et que
c'etait a lui qu'elle parlait.
Lorsqu'elle se tut, Jacques, surpris et effraye de ce qu'il venait
d'entendre, avanca vers la porte, jeta un coup d'oeil dans la chambre, et
vit que Mme Papofski etait seule. Sa frayeur redoubla, il se retira sans
bruit, et, le
|