t, et Derigny passa a Jacques, par la glace baissee, des
tranches de pate, de jambon, des membres de volailles, des gateaux, des
fruits, une bouteille de bordeaux: un veritable repas.
"Merci, mon ami, dit le general en recevant les provisions; vous n'avez
rien oublie. Ce petit hors-d'oeuvre nous fera attendre le diner."
Derigny, qui comprenait le malaise de sa femme et de ses enfants, pressa
si bien le cocher et le postillon, qu'on arriva a Gjatsk a sept heures.
L'auberge etait mauvaise: des canapes etroits et durs en guise de lits,
deux chambres pour les cinq voyageurs, un diner mediocre, des chandelles
pour tout eclairage. Le general allait et venait, les mains derriere
lui; il soufflait, il lancait des regards terribles. Derigny ne lui
parlait pas, de crainte d'amener une explosion; mais, pour le distraire,
il causait avec sa femme.
"Le general ne sera pas bien sur ce canape, Derigny; si nous en
attachions deux ensemble pour elargir le lit?"
Le general se retourna d'un air furieux. Derigny s'empressa de repondre:
"Quelle folie, Helene! le general, ancien militaire, est habitue a des
couchers bien autrement durs et mauvais. Crois-tu qu'a Sebastopol il ait
eu toujours un lit a sa disposition? la terre pour lit, un manteau pour
couverture. Et nous autres pauvres Francais! la neige pour matelas, le
ciel pour couverture! Le general est de force et d'age a supporter bien
d'autres privations."
Le general etait redevenu radieux et souriant.
"C'est ca, mon ami! Bien repondu. Ces pauvres femmes n'ont pas idee de
la vie militaire."
Derigny: "Et surtout de la votre, mon general; mais Helene vous soigne
parce qu'elle vous aime et qu'elle souffre de vous voir mal etabli."
Le general: Tres bonne petite Derigny, ne vous tourmentez pas pour moi.
Je serai bien, tres bien. Derigny couchera pres de moi sur l'autre
canape, et vous, vous vous etablirez, avec les enfants, dans la chambre
a cote. Voici le diner servi; a la guerre comme a la guerre! Mangeons ce
qu'on nous sert. Derigny, envoyez-moi mon courrier."
Derigny ne tarda pas a ramener Stepane, qui courait en avant en telega
(voiture) pour faire tenir prets les chevaux et les repas. Le general
lui donna ses ordres en russe et lui recommanda de bien soigner Derigny,
sa femme et ses enfants, et de deviner leurs desirs.
"S'ils manquent de quelque chose par ta faute, lui dit le general, je te
ferai donner cinquante coups de baton en arrivant a Gromiline. Va-t'en.
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