ait pas assez a une
personne qui vend des lunettes, et ses lunettes ne ressemblaient pas
assez a des lunettes qu'on achete.
Aussi bien, il etait devenu lunetier par l'injure du sort et, sous le
mur de Chimay, il prenait les attitudes de Napoleon a Sainte-Helene. Lui
aussi, il etait un Titan foudroye.
A juger par le peu que j'en ai retenu, ses conversations avec ma vieille
bonne roulaient sur d'etranges et lointaines aventures. Il y parlait
d'une longue navigation sur l'Ocean Pacifique, de campements sous les
cedres rouges, et de Chinois fumeurs d'opium.
Il disait comment il avait recu un coup de couteau d'un Espagnol, dans
une ruelle de Sacramento, et comment des Malais lui avaient vole son or.
Ses mains tremblaient et il repetait sans cesse ce mot tragique: OR.
M. Hamoche etait alle comme tant d'autres en Californie, a la conquete
de l'or. Il avait fait le reve de ces placers a fleur de terre et de ce
sol prodigieux qui, a peine gratte, decouvrait des tresors.
Helas! il n'avait rapporte de la Sierra-Nevada que la fievre, la misere,
la haine et le degout incurable du travail et de la pauvrete.
Mme Mathias l'ecoutait, les mains jointes sur son tablier, et elle lui
repondait en hochant la tete:
"Dieu n'est pas toujours juste!"
Et nous nous en allions, elle et moi, trouble et pensifs, vers les
Champs-Elysees. L'Ocean Pacifique, la Californie, les Espagnols, les
Chinois, les Malais, les placers, les montagne d'or et les rivieres
d'or, tout cela evidemment ne pouvait pas tenir dans le monde tel que je
le concevais, et les discours du lunetier m'enseignaient que la terre ne
finit point, comme je le croyais, a la place Saint-Sulpice et au pont
d'Iena.
M. Hamoche m'ouvrait l'esprit, et je ne pouvais voir sa mince figure,
emphatique et fievreuse, sans ressentir le frisson de l'inconnu. Il
m'enseignait que la terre est grande, grande a s'y perdre, et couverte
de choses vagues et terribles. Pres de lui, je sentais aussi que la vie
n'est pas un jeu et qu'on y souffre reellement. Et cela surtout me
jetait dans des etonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M.
Hamoche etait malheureux.
"Il est malheureux!" disait Mme Mathias.
Et ma mere disait aussi:
"Ce pauvre homme! il est dans la misere!"
C'en etait fait. J'avais perdu ma confiance premiere dans la bonte de la
nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne
l'ai jamais retrouvee depuis.
Tout en m'inquietant, M. Hamoch
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