assez adroit pour regner au moins sur son argent sans trop irriter
une femme acariatre; pareil d'ailleurs a tous ces vrais types de sa
patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de
celle de l'homme.
Il y avait bien une trentaine d'annees que M. Spada fournissait des
etoffes et des rubans a la toilette effrenee de la princesse Gica; mais
il se gardait bien de savoir le compte des ans ecoules lorsqu'il avait
l'honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent,
d'abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir
de babiller, le plus doux qu'une femme grecque connaisse; ensuite parce
que Venise a eu en tout temps les moeurs faciles et familieres qui
n'appartiennent guere en France qu'aux petites villes, et que notre
grand monde, plus collet-monte, appellerait du commerage de mauvais ton.
Apres s'etre fait expliquer l'accident qui avait lance M. Zacomo a ses
pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans facon aupres
d'elle, et le forca, malgre ses humbles excuses, d'accepter un abri sous
le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient
rage, et qui autorisaient suffisamment un tete-a-tete entre un vieux
marchand sexagenaire et une jeune princesse qui n'avait pas plus de
cinquante-cinq ans.
"Vous viendrez avec moi jusqu'a mon palais, lui avait-elle dit, et mes
gondoliers vous conduiront jusqu'a: votre boutique." Et, chemin faisant,
elle l'accablait de questions sur sa sante, sur ses affaires, sur sa
femme, sur sa fille; questions pleines d'interet, de bonte, mais surtout
de curiosite; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours
dans l'oisivete, n'auraient absolument rien a dire le soir a leurs
amants ou a leurs amis si elles ne s'etaient fait le matin un petit
recueil d'anecdotes plus ou moins pueriles.
Ser Spada, d'abord tres-honore de ces questions, y repondit moins
nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du
prochain mariage de sa fille. "Mattea, lui disait-elle pour l'encourager
a repondre, est la plus belle personne du monde; vous devez etre bien
heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville
en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses manieres
distinguees. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle
comme a l'ordinaire? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je
gagerais que c'est a propos de Mattea; car, chaque fois que je prononce
son
|