e qu'a Venise, la ville silencieuse et sonore.
Quand une gondole rase ce fleuve d'encre phosphorescente, ou chaque coup
de rame enfonce un eclair, tandis qu'une grele de petites notes legeres,
nettes et folatres bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une
main invisible, on voudrait arreter et saisir cette melodie faible, mais
distincte, qui agace l'oreille des passants et qui fuit le long des
grandes ombres des palais, comme pour appeler les belles aux fenetres,
et passer en leur disant:--Ce n'est pas pour vous la serenade, et vous
ne ne saurez ni d'ou elle vient ni ou elle va.
Or, la gondole etait celle que louait Abul durant les mois de son sejour
a Venise, et le joueur de guitare etait Timothee. Il allait souper chez
une actrice, et sur son passage il s'amusait a lutiner par sa musique
les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en
temps il s'arretait sous une fenetre, et attendait que la dame eut
prononce bien bas en se penchant sous sa _tendina_ le nom de son
galant pour lui repondre: _Ce n'est pas moi_, et reprendre sa course
et son chant moqueur. C'est a cause de ces courtes, niais frequentes
stations, qu'il avait tantot depasse, tantot laisse courir devant lui la
gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s'etait effrayee chaque
fois a son approche, et, dans sa crainte d'etre poursuivie, elle avait
presque cru reconnaitre une voix dans le son de sa guitare.
Il y avait environ cinq minutes que Mattea etait entree dans la chambre
d'Abul, lorsque Timothee, passant devant le Fondaco, remarqua cette
gondole sans fanal qu'il avait deja rencontree dans sa course, amarree
maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n'etait guere dans
l'usage de recevoir des visites a cette heure, et d'ailleurs l'idee de
Mattea devait se presenter d'emblee a un homme aussi perspicace
que Timothee. Il fit amarrer sa gondole a cote de celle-la, monta
precipitamment, et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main
d'Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s'attendait
guere, mais que le Turc se reprochait de lui avoir deja trop fait
desirer. L'arrivee de Timothee changea la face des choses; Abul en fut
un peu contrarie: "Retire-toi, mon ami, dit-il a Timothee, tu vois que
je suis en bonne fortune.
--Mon maitre, j'obeis, repliqua Timothee; cette femme est-elle donc
votre esclave?
--Non pas mon esclave, mais ma maitresse, comme on dit a la mode
d'Italie; du moins elle va l'etre,
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