on comptoir, ses livres et ses fonds a Timothee, en se
reservant une large pension, pour le payement regulier de laquelle il
prit scrupuleusement toutes ses suretes, en disant toujours qu'il ne
se mefiait pas de son gendre, mais en repetant ce vieux proverbe des
negociants: _Les affaires sont les affaires_.
Timothee se voyant maitre de la belle fortune qu'il avait attendue et
esperee, et de la belle femme qu'il aimait, se garda bien de laisser
jamais soupconner a celle-ci combien ses vues dataient de loin. En
cela il eut raison. Mattea crut toujours de sa part a une affection
parfaitement desinteressee, nee a l'ile de Scio, et inspiree par son
isolement et ses malheurs. Elle n'en fut pas moins heureuse pour etre
un peu dans l'erreur. Son mari lui prouva toute sa vie qu'il l'aimait
encore plus que son argent, et l'amour-propre de la belle Venitienne
trouva son compte a se persuader que jamais une pensee d'interet n'avait
trouve place dans l'ame de Timothee a cote de son image. Avis a ceux qui
veulent savoir le fond de la vie, et qui tuent la poule aux oeufs d'or
pour voir ce qu'elle a dans le ventre! Il est certain que si Mattea,
apres son mariage, eut ete desheritee, Timothee ne l'aurait pas moins
bien traitee, et probablement il n'en eut pas ressenti la moindre
humeur; les hommes comme lui ne font pas souffrir les autres de leurs
revers, car il n'est guere de veritables revers pour eux. Abul-Amet et
Timothee resterent associes d'affaires et amis de coeur toute leur vie.
Mattea vecut toujours a Venise, dans son magasin, entre son pere, dont
elle ferma les yeux, et ses enfants, pour lesquels elle fut une tendre
mere, disant sans cesse qu'elle voulait reparer envers eux les torts
qu'elle avait eus envers la sienne. Timothee alla tous les ans a Scio,
et Abul revint quelquefois a Venise. Chaque fois que Mattea le revit
apres une absence, elle eprouva une emotion dont son mari eut tres-grand
soin de ne jamais s'apercevoir. Abul ne s'en apercevait reellement pas,
et, lui baisant la main a l'italienne, il lui disait la seule parole
qu'il eut pu jamais apprendre: _Votre ami_.
Quant a Mattea, elle parlait a merveille les langues modernes de
l'Orient, et dans la conduite de ses affaires elle etait presque aussi
entendue que son mari. Plusieurs personnes, a Venise, se souviennent
de l'avoir vue. Elle etait devenue un peu forte de complexion pour une
femme, et le soleil d'Orient l'avait bronzee, de sorte que sa beaute
avait pris
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