Mattea chercha
a se penetrer de cet amour chimerique et a se persuader que depuis
plusieurs jours elle en avait ressenti les mysterieuses atteintes.--Non,
se disait-elle, je n'ai point menti, je n'ai point avance au hasard une
assertion folle. J'aimais sans le savoir; toutes mes pensees, toutes mes
esperances se reportaient vers lui. Au moment du peril, dans la crise
decisive du desespoir, mon amour s'est revele aux autres et a moi-meme;
ce nom est sorti de mes levres par l'effet d'une volonte divine, et, je
le sens maintenant, Abul est ma vie et mon salut.
En parlant ainsi a haute voix dans sa chambre, exaltee, belle comme un
ange dans sa vive rougeur, Mattea se promenait avec agitation et faisait
voltiger son eventail autour d'elle.
IV.
Timothee etait un petit homme d'une figure agreable et fine, dont le
regard un peu railleur etait tempere par l'habitude d'une prudente
courtoisie. Il avait environ vingt-huit ans, et sortait d'une bonne
famille de Grecs esclavons, ruinee par les exactions du pouvoir ottoman.
De bonne heure il avait couru le monde, cherchant un emploi, exercant
tous ceux qui se presentaient a lui, sans morgue, sans timidite, ne
s'inquietant pas, comme les hommes de nos jours, de savoir s'il avait
une vocation, une _specialite_ quelconque, mais s'occupant avec
constance a rattacher son existence isolee a celle de la foule.
Nullement fanfaron, mais fort entreprenant, il abordait tous les moyens
de faire fortune, meme les plus etrangers aux moyens precedemment tentes
par lui. En peu de temps il se rendait propre aux travaux que son nouvel
etat exigeait; et lorsque son entreprise avortait, il en embrassait une
autre aussitot. Penetrant, actif, passionne comme un joueur pour toutes
les chances de la speculation, mais prudent, discret et tant soit peu
fourbe, non pas jusqu'a la deloyaute, mais bien jusqu'a la malice, il
etait de ces hommes qui echappent a tous les desastres avec ce mot:
_Nous verrons bien!_ Ceux-la, s'ils ne parviennent pas toujours a
l'apogee de la destinee, se font du moins une place commode au milieu de
l'encombrement des intrigues et des ambitions; et lorsqu'ils reussissent
a monter jusqu'a un poste brillant, on s'etonne de leur subite
elevation, on les appelle les privilegies de la fortune. On ne sait pas
par combien de revers patiemment supportes, par combien de fatigantes
epreuves et d'audacieux efforts ils ont achete ses faveurs.
Timothee avait donc exerce tour a tour
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