urs propres enfants. L'hiver, ils m'envoyaient a
l'ecole.
L'ete, j'aidais a sarcler le jardin, je conduisais un mouton ou deux
le long des routes, ou l'on m'envoyait au bois Brule, dans la foret de
Marly ou sous les chataigneraies de la Celle-Saint-Cloud, cueillir des
violettes et des fraises qu'une de nos voisines, le dimanche, allait
vendre a Bougival.
Ce fut le temps le plus heureux, ou plutot le seul temps heureux de
ma vie, le seul vers lequel se refugie ma pensee, lorsque je me sens
gagnee par le decouragement.
Helas! je n'avais que huit ans, lorsque dans la meme semaine, le
pauvre maraicher et sa femme furent emportes presque soudainement par
la meme maladie: une fluxion de poitrine.
Par une matinee glaciale de decembre, dans cette maison que venait de
visiter la mort, nous nous trouvames six enfants dont l'ainee n'avait
pas onze ans, pleurant de chagrin, de peur, de faim et de froid.
Ni le maraicher, ni sa femme n'avaient de parents, et ils ne
laissaient rien que quelques miserables meubles dont la vente suffit
a peine a payer leur enterrement. Les deux plus jeunes enfants furent
conduits a l'hospice. Des voisins se chargerent des autres.
Ce fut une maitresse blanchisseuse de Marly qui me prit. J'etais
tres-grande et tres-forte pour mon age, elle fit de moi son apprentie.
Ce n'etait pas une mechante femme, et meme d'apres certains traits qui
me reviennent a la memoire, je serais tentee de croire qu'elle avait
bon coeur, mais elle etait d'une violence extraordinaire, brutale,
et plus dure que son battoir. Elle m'accablait de travail, et d'un
travail souvent au-dessus de mes forces.
Cinquante fois le jour, il me fallait aller de la riviere a la maison,
portant sur l'epaule d'enormes paquets de serviettes ou de draps
mouilles, tordre, etendre, et ensuite courir jusqu'a Rueil chercher le
linge sale chez les pratiques.
Je ne me plaignais pas, j'etais deja trop fiere pour me plaindre; mais
quand on me commandait quelque chose qui me semblait par trop injuste,
je refusais obstinement d'obeir et alors j'etais rouee de coups.
Malgre tout, je me serais peut-etre attachee a ma patronne, si
elle n'eut pas eu la degoutante habitude de boire. Chaque semaine,
regulierement, le jour ou elle reportait le linge a Paris, c'etait le
mercredi, elle s'enivrait.
Et alors, selon qu'avec le vin la gaiete lui montait au cerveau, ou la
colere, c'etaient au retour des plaisanteries ignobles ou des scenes
atroces.
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