de ce chaos de
paroles, les plus voisines frappaient mon oreille. A la table la plus
voisine, deux Turcs causaient, cachetes de rouge par leur fez comme des
bouteilles de Bourgogne, avec des pelisses droites s'elargissant par le
bas, aussi comme des bouteilles. Et quand j'entendis l'un d'eux proposer
a l'autre de lui raconter comment un de ses ancetres avait commence la
fortune de la famille je me resolus d'ecouter tout a fait ce conte, la
recette pouvant etre bonne pour les petits enfants que je n'ai pas.
Et maintenant, c'est, non plus moi, mais un des bons Turcs cachetes de
rouge qui parle.
--Le plus curieux, dit-il, c'est que cet ancetre fut un poete. Il
s'appelait Khodja, et les lettres de Constantinople ont, tous encore ses
poesies dans leur bibliotheque. Les connaisseurs affirment qu'il n'avait
pas son pareil pour comparer sa bien-aimee a la lune refletee dans le
miroir d'argent d'un lac. Mais malgre que le krach des livres n'eut pas
encore commence, il n'en etait pas moins un des plus pauvres hommes
de Scutari qu'habitaient mes aieux, et sa femme Amany, mon aieule
venerable, passait son temps a envoyer a tous les diables cet harmonieux
faineant qui ne la nourrissait que de belles metaphores. Cette
materielle creature--c'est Mme Khodja, mon aieule, que je veux
dire--reprochait, sans cesse, au pauvre chanteur de ne pas savoir vendre
des denrees a faux poids, comme le faisaient regulierement tous les
autres. Car nul n'ignore, en effet, que tandis que tous les negociants
du reste du globe, ceux de Paris surtout, sont d'une indiscutable
probite, les commercants Turcs aiment fort a duper leur clientele, sur
la qualite d'abord, et ensuite sur la quantite de ce qu'ils debitent.
En quoi ils se montrent prodigieusement logiques et philanthropes. Car,
plus un produit est avarie, moins on vous en donne pour le meme prix,
moins on vous trompe a la fois. Mais, de tous les amis qui excellaient
dans cette hygienique occupation, celui que mon aieule Amany citait
toujours a son mari, avec le plus d'admiration, c'etait leur voisin
Togrul, Persan d'origine, mais naturalise Turc pour les besoins de
son commerce, et qui, en moins de cinq ans, avait acquis un pecule
monstrueux dont il etait tout pret, d'ailleurs, a faire le plus mauvais
usage. Car il faisait a Mme Khodja une cour assidue, durant que son
innocent epoux modulait des sons et les renfermait dans l'argile sonore
du rythme, lui repetant sans cesse, en son langage non moi
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