. Ces messieurs avaient toujours
de l'argent dans leur poche pour s'offrir mille douceurs en dehors
du service, que c'en etait tout a fait scandaleux. Ils n'osaient pas
absolument etre impertinents avec leurs camarades; mais ils leur
faisaient sentir, a tout propos, les abimes sociaux demeures dans leur
seule imagination. Car, enfin, tous les hommes sont egaux devant la Loi,
sinon a quoi bon la Revolution! Il y avait surtout, dans la compagnie,
un certain comte (comme s'il y avait encore des comtes!) de La
Lezardiere qui etait la bete noire de Petoine absolument. Ce residu de
l'ancienne noblesse gasconne avait l'humeur volontiers hableuse des gens
de son pays et passait sa vie a le tourner en ridicule, lui, Petoine,
qui, precisement, avait horreur qu'on se fichat de lui. Tancrede
prenait fait et cause pour son camarade, et tous les deux secouaient
furieusement leurs badines en l'air, dans un cinglement de colere et de
menace contre ce qui reste des vieilles souches d'autrefois.
--Vois-tu, disait Petoine, tant que je n'aurai pas fait baiser la
doublure de mes chausses a ce citoyen-la, je ne serai pas content.
Et il indiquait, du geste, que sa culotte rouge n'etait doublee que de
sa propre peau.
--Ca, ca ne sera pas facile, repondait Tancrede, en se pourlechant
toutefois ses babines plebeiennes a cette idee d'humilier la noblesse a
un tel point.
--Patience! reprit Petoine, on verra bien.
Et, comme la musique avait jete au vent ses dernieres volees, que le
public se dispersait lentement par les rues avoisinantes et que les
belles filles aux chevelures noires n'etaient plus que comme un vol rare
d'hirondelles dans le petit nuage gris de poussiere qui flottait encore
sur la chaussee, Petoine et Tancrede rentrerent a la caserne pour
y manger tres mediocrement, cependant que notre precieux comte de
Lezardiere s'allait gonfler de mets savoureux chez Tivolier, en
compagnie d'une drolesse de marque qui lui donnait sa main blanche
a baiser, entre chaque plat. Ah! si Petoine avait vu ca, quelle
exasperation furieuse de son reve.
Le lendemain matin, c'etait lecon d'escrime, une lecon que Petoine et
Tancrede recevaient avec une particuliere mauvaise volonte. C'etait,
cependant, un bon vieux maitre d'armes, plusieurs fois reengage, qui la
donnait, et de la vieille ecole, aujourd'hui presque disparue. Car
le maitre d'armes de regiment est volontiers devenu, aujourd'hui, un
elegant gentleman. Le pere Trousse-Faquin etait se
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