a
nuit close, et vous ne pouvez rester ici a m'attendre.
--Ah! je n'ai pas peur, repliqua-t-elle avec une energie bien superieure
a son age.... Je suis accoutumee d'ailleurs a me trouver seule, dans les
champs ou dans les bois, pendant la nuit.... Vous etes bien bon, bien
genereux, mon digne et venere seigneur, mais je n'ose accepter votre
bienfaisante proposition.... Et pourtant il faudrait que ma famille ne
mourut pas de faim!... Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien
me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom.
--Mon enfant, lui dit Rabelais avec emotion, je ne sais qui vous etes,
mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous etes une de mes paroissiennes,
et c'est a moi d'etre votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous
aurez votre pain, et nous vous le benirons.
Le cure de Meudon ne se separa qu'a regret de cette interessante jeune
fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'etait refusee
absolument a l'accompagner jusqu'a Meudon. Il se hata de rentrer au
village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait a y faire
cuire. Il n'adressa la parole a personne et ne repondit a aucune
des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit
seulement: "Ceci est le pain des pauvres; je le recommande a mes
paroissiens." Il alla dans son presbytere attendre, en lisant quelque
auteur grec, que le pain de l'inconnue fut cuit. Deux heures n'etaient
pas ecoulees, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et dore,
qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hatant
le pas, a l'endroit ou il devait le remettre entre les mains de la jeune
fille.
Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y
venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire,
et Rabelais se prenait a desirer que cette jeune fille ne vint pas, car
une fille de douze ans avait a craindre dans le voisinage des bois les
malfaiteurs non moins que les loups, et a cette epoque de civilisation
imparfaite, ou les haines de religion devenaient plus ardentes que
jamais, une juive etait cent fois plus exposee qu'une chretienne a de
mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien.
Rabelais etait trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de
la perversite humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels
que fussent ses sentiments de mansuetude et de charite, il savait que la
simple prudence lui commandait
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