e devait etre notre repas de famille; on
l'attendait avec grande impatience chez nous, car personne n'avait mange
depuis la veille. J'avais a peine la force de manier la pioche et de
faire sortir les navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparait tout a
coup; il avait la face lumineuse d'un etre infernal; il portait sur sa
tete un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou,
et autour de cet oiseau diabolique s'elevaient des flammes qui ne
l'atteignaient pas, mais dont je sentais a distance la chaleur brulante.
Ce sorcier avait sur son epaule une botte de ces plantes veneneuses
qu'on ne cueille qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les
cimetieres; il tenait a la main un paquet tache de sang...
Rabelais interrompit par de bruyants eclats de rire le narrateur, qui
s'arreta dans son recit, sans se rendre compte de l'exces de gaiete
qu'il avait provoque. Il s'etait tu, tout trouble, et Rabelais riait
toujours.
--Le sorcier, c'etait moi! s'ecria le cure, avec de nouveaux eclats de
rire. C'etait moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je
ne fus jamais le moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir.
--Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas convaincu les
affirmations du cure, ne savez-vous pas que ce lieu-la s'appelle le Camp
des Sorcieres, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur
sabbat?
--Mon ami, dit Rabelais, qui avait cesse de rire, il n'y a pas d'autres
sorciers que les mechants et les fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui
qui se fait dans les mauvais menages ou bien chez les ivrognes et les
libertins.
--Ecoutez la suite, monsieur le cure, repliqua le lepreux, dont la
croyance aux sorciers n'etait pas encore ebranlee: j'ai voulu fuir, mais
il semblait que mes pieds fussent attaches au sol, et je ne pouvais
remuer de la place ou j'etais. Le sorcier m'ordonna de laisser la ma
pioche et de partir de la, sans tourner la tete. Aussitot je retrouvai
la force de me mouvoir, et je m'enfuis a toutes jambes. Quand je fus a
quelque distance, je tournai la tete, malgre le commandement du sorcier,
et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni l'homme a la face lumineuse.
Je n'osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut
grand jour, j'allai au champ, et trouvai que la recolte des navets avait
ete faite et tres soigneusement faite par le sorcier...
--C'etait moi, vous dis-je! interrompit Rabelais, en recommencant a
rire. C'etait m
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