ou de mercerie, ou de sucrerie; le bon public se laissait prendre a
ces amorces, qui reussissaient toujours, quoique plus vieilles que le
Pont-Neuf.
Mais, a cette epoque, les deux coryphees de ce fameux pont, lesquels,
a toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour
d'eux un cercle d'auditeurs credules et benevoles, c'etaient le Savoyard
et le seigneur Fagottini, dont les echoppes s'elevaient face a face sur
le terre-plein du Pont-Neuf, vis-a-vis l'entree de la place Dauphine,
et semblaient s'etre emparees de tout cet espace vide, que dominait le
_Cheval de bronze_, surnom populaire donne a la statue equestre du roi
Henri IV.
Le _Savoyard_, qui devait ce sobriquet a son pays de naissance et a son
patois fortement accentue, s'appelait, de son nom de famille, Philippe
ou Philippot. C'etait une sorte de _rhapsode_ ou poete chanteur, taille
en Hercule, aveugle comme Homere et velu comme un ours. Il composait
des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les
repetait, lentement, d'une voix enrhumee et monotone, qu'accompagnaient
en desaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La
generosite des spectateurs n'etait pas taxee, et la vente de quelques
naives poesies, imprimees sur papier gris et vetues de papier bleu,
suffisait pour faire vivre maitre Philippe, ses deux petits valets,
appeles _pages de musique_, qui jouaient du luth et des cimbales, et son
chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte.
Le seigneur, ou plutot le signor Fagottini, etait un Napolitain, qui
cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l'art de delier
les cordons des bourses les plus serrees; son metier se composait de
plusieurs branches lucratives: il arrachait les dents, teignait la barbe
et les cheveux, tondait les chiens, et possedait une pharmacopee de
drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage,
et vendait a bas prix _la tres veridique eau de Jouvence_, disait-il, en
aspergeant le vulgaire d'une eau puante qu'on recevait a la ronde comme
manne celeste. Mais, pour ajouter un nouveau prix a ses consultations,
il les faisait preceder premierement d'une scene de marionnettes
mecaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles
il pretait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptees,
peintes et accoutrees comme des etres vivants, produisaient de loin une
illusion si etrange, que le peuple attribuait a leur proprietaire la
puiss
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