t; mais parmi tous mes
defauts, j'en avais un qui me distinguait de tous mes compagnons, je
ne pouvais pas prononcer une phrase, souvent meme une parole, sans y
ajouter un juron. Et ce n'etaient pas des jurons pour rire, c'etaient
d'affreux blasphemes qui devaient dans le ciel faire voiler les anges
et pleurer les saints.
"Apres ce preambule, necessaire pour bien faire comprendre la suite
de mon histoire, je la reprends, et je tacherai de l'abreger le
plus possible pour ne pas trop vous ennuyer. Me voila donc engage a
dix-huit ans, menant joyeuse vie et jurant tout le long du jour. Je
vous fais grace de ma vie militaire, elle a ressemble a celle de
beaucoup de mes camarades, qui n'ont pas laisse leurs os sur le champ
de bataille; je fus envoye a l'armee des Pyrenees, puis a l'armee de
Sambre-et-Meuse, puis en Italie, puis en Egypte, puis partout enfin ou
il y avait des coups a donner et a recevoir. Les annees, l'experience,
deux blessures, l'une recue aux Pyrenees, l'autre, a Austerlitz,
l'affreuse retraite de Russie, tout cela avait calme ma fougue,
m'avait rendu plus regulier dans ma conduite, mais n'avait pu me
corriger de mon defaut de toujours jurer. Mon avancement meme se
trouva arrete par ce vice; comme je savais lire et qu'on n'avait pas
le choix alors parmi les lettres, je fus rapidement officier; mais une
fois la, mon malheureux defaut me joua bien des tours; et souvent des
generaux, apres une affaire ou je m'etais bien conduit, n'osaient pas
m'avancer, parce qu'ils trouvaient que j'avais trop mauvais ton
pour arriver aux hauts grades militaires. Je les traitais bien de
sacristains, de calotins, mais, a part moi, je leur donnais raison, et
pourtant je ne me corrigeais pas. Enfin, 1815 arriva: je fus licencie
avec l'armee de la Loire et je revins dans ma ville natale capitaine
et decore. Apres les premieres joies de retrouver mes vieux amis, mes
vieux camarades d'enfance, apres les premieres douceurs du repos et
de la liberte, a la suite de tant de privations et d'annees de
discipline, je commencais a trouver le temps long, je fus au cafe et
je mangeai ma demi-solde, comme un egoiste, entre une pipe et un jeu
de cartes. Ma position, mes campagnes, mes recits me faisaient le
centre d'un petit groupe de desoeuvres comme moi, et, par suite de mon
habitude inveteree, on y entendait plus souvent jurer que benir le nom
de Dieu.
"Malgre cela, l'ennui me gagnait, lorsqu'un matin, je vois entrer dans
ma chambre le
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