Je te reponds aujourd'hui de Milan:
je suis au dernier stade de ma folie et je dois le courir encore les
yeux fermes, comme j'ai couru les autres. Demain, je pars pour Paris
ou je quitterai la Sand et je reviendrai t'embrasser, digne de toi.
Je suis jeune et je pourrai refaire ma carriere. Toi, ne cesse pas de
m'aimer et ecris-moi a Paris."
J'ai commence mon histoire a contre-coeur; je la poursuis maintenant
volontiers, parce que, a mesure que je la raconte, je me sens l'ame
soulagee, comme celui qui confesse ses fautes. De Milan, nous allames,
la Sand et moi, par Domo d'Ossola et le Simplon. Arrives a Martigny,
nous quittames la voiture et les bagages.
George Sand etait en costume d'homme. A dos de mulet, nous avons
franchi le col des Palmes et nous nous sommes transportes a Chamounix,
ou le jour suivant nous avons entrepris a pied l'ascension du
Mont-Blanc avec une longue caravane d'Anglais, de Francais,
d'Allemands et d'Americains. Arrives a la mer de Glace, apres avoir
examine les fissures qui laissent voir l'epaisseur de la glace a 400
pieds de profondeur, apres nous etre rejouis de l'echo eclatant des
Mortarets qui rebondissait avec un long hululement dans cette vallee
desolee, herissee de recifs de glace, parmi les neiges eternelles,
nous sommes revenus a Chamonix, laissant quatre gentlemen anglais et
un Americain poursuivre l'ascension jusqu'aux dernieres aiguilles,
avec leurs guides, et y passer la nuit. Plus tard je sus qu'un de ces
jeunes gens perdit deux doigts de pied par suite de la gangrene de
la gelee.--Le lendemain nous revenions a Martigny et de la nous nous
mettions en route pour Geneve.
A mesure que nous avancions, nos relations devenaient plus
circonspectes et plus froides. Je souffrais beaucoup, mais je faisais
mille efforts pour le cacher. George Sand etait un peu melancolique et
beaucoup plus independante de moi. Je voyais douloureusement en elle
une actrice assez coutumiere de telles farces, et le voile qui me
bandait les yeux commencait a s'eclaircir. Nous visitames Geneve,
marche de manufactures en or et en argent et en horlogerie. Mais
ce qui me procura un grand plaisir, bien que je n'en pusse gouter
pleinement aucun, ce furent ses delicieux environs, et tout d'abord
le lac: il la cotoie d'une onde si limpide qu'on en peut voir les
poissons fretiller a O pieds de profondeur, comme si on les avait
dans la main. De
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