dait d'un oeil navre la caissiere compter son argent
et l'enfermer dans le tiroir; et il s'en allait, pousse dehors par le
personnel qui murmurait: "En voila un empote! On dirait qu'il ne sait
pas ou coucher."
Et des qu'il se retrouvait seul dans la rue sombre, il recommencait a
penser a Georget et a se creuser la tete, a se torturer la pensee pour
decouvrir s'il etait ou s'il n'etait point le pere de son enfant.
Il prit ainsi l'habitude de la brasserie ou le coudoiement continu des
buveurs met pres de vous un public familier et silencieux, ou la grasse
fumee des pipes endort les inquietudes, tandis que la biere epaisse
alourdit l'esprit et calme le coeur.
Il y vecut. A peine leve, il allait chercher la des voisins pour occuper
son regard et sa pensee. Puis, par paresse de se mouvoir, il y prit
bientot ses repas. Vers midi, il frappait avec sa soucoupe sur la table
de marbre, et le garcon apportait vivement une assiette, un verre, une
serviette et le dejeuner du jour. Des qu'il avait fini de manger, il
buvait lentement son cafe, l'oeil fixe sur le carafon d'eau-de-vie qui
lui donnerait bientot une bonne heure d'abrutissement. Il trempait
d'abord ses levres dans le cognac, comme pour en prendre le gout,
cueillant seulement la saveur du liquide avec le bout de sa langue. Puis
il se le versait dans la bouche, goutte a goutte, en renversant la tete;
promenait doucement la forte liqueur sur son palais, sur ses gencives,
sur toute la muqueuse de ses joues, la melant avec la salive claire que
ce contact faisait jaillir. Puis, adoucie par ce melange, il l'avalait
avec recueillement, la sentant couler, tout le long de sa gorge,
jusqu'au fond de son estomac.
Apres chaque repas, il sirotait ainsi, pendant plus d'une heure, trois
ou quatre petits verres qui l'engourdissaient peu a peu. Alors il
penchait la tete sur son ventre, fermait les yeux et somnolait. Il se
reveillait vers le milieu de l'apres-midi, et tendait aussitot la main
vers le bock que le garcon avait pose devant lui pendant son sommeil;
puis, l'ayant bu, il se soulevait sur la banquette de velours rouge,
relevait son pantalon, rabaissait son gilet pour couvrir la ligne
blanche apercue entre les deux, secouait le col de sa jaquette, tirait
les poignets de sa chemise hors des manches, puis reprenait les journaux
qu'il avait deja lus le matin.
Il les recommencait, de la premiere ligne a la derniere, y compris les
reclames, demandes d'emploi, annonces, cote de
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