Lalaing nous quitta et s'en retourna aussi; de sort que
je restai dans la compagnie de messire Andre (de Toulongeon), Pierre de
Vaudrei, Godefroi (de Toisi) et Jean de la Roe.
Nous voyageames ainsi deux journees dans le desert, sans y rien voir
absolument qui merite d'etre raconte. Seulement un matin, avant le lever du
soleil, j'apercus courir un animal a quatre pattes, long de trois pieds
environ, et qui n'avoit guere en hauteur plus qu'une palme. A sa vue nos
Arabes s'enfuirent, et la bete alla se cacher dans une broussaille qui se
trouvoit la. Messire Andre et Pierre de Vaudrey mirent pied a terre, et
coururent a elle l'epee en main. Elle se mit a crier comme un chat qui voit
approcher un chien. Pierre de Vaudrey la frappa sur le dos de la pointe de
son epee; mais il ne lui fit aucun mal, parce qu'elle est couverte de
grosses ecailles, comme un esturgeon. Elle s'elanca sur messire Andre, qui
d'un coup de la sienne lui coupa la cou en partie, la tourna sur le dos,
les pieds en l'air, et la tua. Elle avoit la tete d'un fort lievre, les
pieds comme les mains d'un petit enfant, et une assez longue queue,
semblable a celle des gros verdereaux (lezards verts). Nos Arabes et notre
trucheman nous dirent qu'elle etoit fort dangereuse. [Footnote: D'apres la
description vague que donne ici la Brocquiere, il paroit que l'animal dont
il parle est le grand lezard appele monitor, parce qu'on pretend qu'il
avertit da l'approche du crocodile. Quant a la terreur qu'en avoient les
Arabes, elle n'etoit point fondee.]
A la fin de la seconde journee je fus saisi d'une fievre ardente, si forte
qu'il me fut impossible d'aller plus loin. Mes quatre compagnons, bien
desoles de mon accident, me firent monter un ane, et me recommanderent a un
de nos Arabes, qu'ils chargerent de me reconduire a Gaza, s'il etoit
possible.
Cet homme eut beaucoup soin de moi; ce qui ne leur est point ordinaire
vis-a-vis des chretiens. Il me tint fidele compagnie, et me mena le soir
passer la nuit dans un de leurs camps, qui pouvoit avoir quatre-vingts et
quelques tentes, rangees en forme de rues. Ces tentes sont faites avec deux
fourches qu'on plante en terre par leur gros bout a une certaine distance
l'une de l'autre. Sur les deux fourches est posee en traverse une perche et
sur la perche une grosse couverture en laine ou en gros poil.
Quand j'arrivai, quatre ou cinq Arabes de la connoissance du mien vinrent
au devant de nous. Ils me descendirent de mon ane,
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