a nuit tombait, et deja
dans l'etroite vallee, comme plus loin dans celle de la Somme,
montaient des vapeurs blanches qui flottaient, legeres, autour des
cimes confuses des grands arbres; des petites lumieres piquaient
ca et la l'obscurite, s'allumant derriere les vitres des maisons,
et des rumeurs vagues passaient dans l'air tranquille, melees a
des bribes de chansons.
Elle etait assez. aguerrie pour n'avoir pas peur de s'attarder
dans un bois ou sur la grand'route; mais a quoi bon! Elle
possedait maintenant ce qui lui avait si miserablement manque; un
toit et un lit; d'ailleurs, puisqu'on devait se lever le lendemain
tot pour aller au travail, mieux valait se coucher de bonne heure.
Quand elle entra dans le village, elle vit que les rumeurs et les
chants qu'elle avait entendus partaient des cabarets, aussi pleins
de buveurs attables que lorsqu'elle etait arrivee, et d'ou
s'exhalaient par les portes ouvertes des odeurs de cafe, d'alcool
chauffe et de tabac qui emplissaient la rue comme si elle eut ete
un vaste estaminet. Et toujours ces cabarets se succedaient, sans
interruption, porte a porte quelquefois, si bien que sur trois
maisons il y en avait au moins une qu'occupait un debit de
boissons. Dans ses voyages, sur les grands chemins et par tous les
pays, elle avait passe devant bien des assemblees de buveurs, mais
nulle part elle n'avait entendu tapage de paroles, claires et
criardes, comme celui qui sortait confusement de ces salles
basses.
En arrivant a la cour de mere Francoise, elle apercut, a la table
ou elle l'avait deja vu, Bendit qui lisait toujours, une chandelle
entouree d'un morceau de journal pour proteger, sa flamme, posee
devant lui sur la table, autour de laquelle des papillons de nuit
et des moustiques voltigeaient, sans qu'il parut en prendre souci,
absorbe dans sa lecture.
Cependant quand elle passa pres de lui il leva la tete et la
reconnut; alors, pour le plaisir de parler sa langue, il lui dit:
"_A good night's rest to you._"
A quoi elle repondit:
"_Good evening, sir._"
"Ou avez-vous ete? continua-t-il en anglais.
-- Me promener dans les bois, repondit-elle en se servant de la
meme langue
-- Toute seule?
-- Toute seule, je ne connais personne a Maraucourt.
-- Alors pourquoi n'etes-vous pas restee a lire? Il n'y a rien de
meilleur, le dimanche, que la lecture.
-- Je n'ai pas de livres.
-- Etes-vous catholique?
-- Oui, monsieur.
-- Je vous en preterai tout
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