ment peu important fit une profonde impression sur les esprits.
Chacun fut convaincu que le capitaine etait un homme inflexible, qui
n'hesiterait pas un instant a executer ses menaces. L'attitude ordinaire
du capitaine sur le navire contribua beaucoup a augmenter son autorite.
Il se tenait habituellement sur le gaillard d'arriere, tout a fait seul,
avec une expression froide et severe sur le visage. Quand un passager
lui adressait la parole ou se plaignait de quelque chose, il ne
repondait que par un ordre bref et imperieux, apres lequel il rompait,
sans appel, toute conversation.
Roozeman et Creps se promenaient des journees entieres sur le pont et
parlaient de leur vie passee, de leurs parents et de leurs amis, ou bien
ils admiraient l'immensite de l'Ocean et la variete de ses aspects; ou
bien encore ils revaient ensemble a l'or qu'ils allaient trouver, aux
merveilles qu'ils allaient rencontrer en Californie, et surtout a leur
joyeux retour dans la chere patrie.
Pour ce qui touchait leurs compagnons de gamelle, ils s'apercurent
qu'ils les avaient juges un peu severement. Le banquier allemand etait
un homme bien eleve, qui haissait egalement les facons grossieres et les
plaisanteries triviales; le jeune gentilhomme s'etait calme et
paraissait avoir du chagrin; les autres, a la verite, restaient
spirituels _a leur facon;_ mais on n'etait pas oblige de les ecouter
plus longtemps qu'on ne voulait. Le plus singulier de leurs compagnons
etait celui qui se disait docteur en medecine. Celui-la absorbait du
matin au soir d'enormes quantites de liqueurs fortes. Les quelques
bouteilles de cognac dont se composait sa provision personnelle furent
bientot videes, mais il avait decouvert un moyen de se procurer tous les
jours une grande quantite d'eau-de-vie. Il se promenait sur le pont et
dans la salle commune, et employait toutes sortes de stratagemes pour
faire croire a l'un ou a l'autre des passagers qu'il etait malade ou
qu'une maladie le menacait. A ceux qui le croyaient, il disait:
--Ne craignez rien, je vous guerirai; mais gardez-vous de boire une
seule goutte de genievre, sinon je vous abandonne et vous laisse mourir
sans secours. Vous recevrez cependant votre ration de genievre, et vous
la garderez jusqu'a l'heure de ma visite, afin que je sois convaincu que
vous n'en avez pas bu.
Le matin, le docteur allait faire sa ronde et se faisait montrer, par
chacun de ses malades, reels ou imaginaires, sa ration de genievre.
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