ieur la faisait venir directement de la mer
Tyrrhenienne, ou des moines pecheurs de l'Ordre l'extrayaient pour lui
des madrepores.
Et j'aurai tout dit de ces admirables manuscrits, aujourd'hui si rares,
quand j'aurai signale aux amateurs l'impeccable correction de leurs
_cuslos_ ou reclames, qui sont, au bas de la page precedente, comme
l'appel si aimable du premier mot de la page suivante. Thierry de
Matonville y veillait en personne.
Mais venons a Orderic.
Pour cet artiste extraordinaire les renseignements sont certains. Sur
son lutrin, a lui, c'etait le cygne de Mantoue qui chantait, et le cygne
de Mantoue, c'est Virgile.
De l'aveu des Peres de l'Eglise eux-memes, Virgile, qui d'ailleurs a
pressenti la venue du Redempteur, est le poete dont le verbe, si humain
soit-il, s'est le plus rapproche de l'idiome rythmique que l'on parle
dans la maison du bon Dieu. Il n'y a la-dessus aucun doute.
Or, Orderic s'etait uniquement voue et consacre a l'oeuvre virgilienne;
il la "babuinait" et il ne babuinait qu'elle, depuis un quart de siecle,
a un vers par jour, pas davantage, mais avec quelle main prodigieuse! Le
prieur en pleurait de beatitude dans sa stalle ajouree.
Il se promettait bien de ne pas mourir sans l'avoir vue completement
"babuinee" et digne d'etre offerte, dans l'etui nacre de perles, sinon
au bon roi Charles VI, qui etait deja fou, du moins a Mme Isabeau de
Baviere, sa chaste epouse allemande.
Il y avait longtemps deja qu'Orderic avait termine la copie des
dix "Bucoliques" qui ne fournissent que huit cent trente-six vers,
malheureusement--et aussi celle des "Georgiques" (les quatre) qui se
totalisent, helas! a deux mille cent quatre-vingt-dix-huit hexametres,
sans plus. Restait la sublime _Eneide_, preservee du feu par Mecene, qui
est reste, de ce fait, immortel.
L'_Eneide_, je vous le rappelle pour l'intelligence de ce beau conte
du temps passe, s'etale et se deroule sur _douze mille trois cent
vingt-neuf_ alexandrins. Le moine y travaillait depuis dix ans et il
n'en etait qu'a la fin du sixieme chant (soit a quatre mille sept cent
cinquante-quatre vers), et le poeme en a douze, mais il n'en a que douze
a l'inconsolable chagrin des hommes.
Il est vrai que, a un vers par jour, et les dimanches et fetes
defalques, Orderic lui-meme ne pouvait guere aller plus vite. En outre,
cet artiste unique et tel qu'on n'en verra plus jamais de pareil, etait
un receptacle de peches, et veritablement un de ce
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