de loin, en mer, a mesure
qu'il gagnait le large, la roche menacante et fiere lui semblait
se dresser, comme naguere se dressait Porthos, et lever au ciel
une tete souriante et invincible comme celle de l'honnete et
vaillant ami, le plus fort des quatre et cependant le premier
mort.
Etrange destinee de ces hommes d'airain! Le plus simple du coeur,
allie au plus astucieux; la force du corps guidee par la subtilite
de l'esprit; et, dans le moment decisif, lorsque la vigueur seule
pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids
vil et materiel, triomphait de la vigueur, et, s'ecroulant sur le
corps, en chassait l'esprit.
Digne Porthos! ne pour aider les autres hommes, toujours pret a se
sacrifier au salut des faibles, comme si Dieu ne lui eut donne la
force que pour cet usage; en mourant, il avait cru seulement
remplir les conditions de son pacte avec Aramis, pacte qu'Aramis
cependant avait redige seul, et que Porthos n'avait connu que pour
en reclamer la terrible solidarite.
Noble Porthos! A quoi bon les chateaux regorgeant de meubles, les
forets regorgeant de gibier, les lacs regorgeant de poissons, et
les caves regorgeant de richesses? a quoi bon les laquais aux
brillantes livrees, et, au milieu d'eux, Mousqueton, fier du
pouvoir delegue par toi? O noble Porthos! soucieux entasseur de
tresors, fallait-il tant travailler a adoucir et dorer ta vie pour
venir, sur une plage deserte, aux cris des oiseaux de l'ocean,
t'etendre, les os ecrases sous une froide pierre! fallait-il,
enfin, noble Porthos, amasser tant d'or pour n'avoir pas meme le
distique d'un pauvre poete sur ton monument!
Vaillant Porthos! Il dort sans doute encore, oublie, perdu, sous
la roche que les patres de la lande prennent pour la toiture
gigantesque d'un dolmen.
Et tant de bruyeres frileuses, tant de mousse, caressees par le
vent amer de l'ocean, tant de lichens vivaces ont soude le
sepulcre a la terre, que jamais le passant ne saurait imaginer
qu'un pareil bloc de granit ait pu etre souleve par l'epaule d'un
mortel.
Aramis, toujours pale, toujours glace, le coeur aux levres, Aramis
regarda, jusqu'au dernier rayon du jour, la plage s'effacant a
l'horizon.
Pas un mot ne s'exhala de sa bouche, pas un soupir ne souleva sa
poitrine profonde.
Les Bretons, superstitieux, le regardaient en tremblant. Ce
silence n'etait pas d'un homme, mais d'une statue.
Cependant, aux premieres lignes grises qui descendirent du ciel,
le
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