yer a tout moment la locution francaise--fi, _fi donc_,
qu'il prononcait avec un leger sifflement.
La salle a manger du chateau d'Uville etait une longue et royale piece
dont les glaces de cristal ancien, etoilees de balles, et les hautes
tapisseries des Flandres, tailladees a coups de sabre et pendantes
par endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi, en ses heures de
desoeuvrement.
Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vetu de fer, un
cardinal et un president, fumaient de longues pipes de porcelaine,
tandis qu'en son cadre dedore par les ans, une noble dame a poitrine
serree montrait d'un air arrogant une enorme paire de moustaches faite
au charbon.
Et le dejeuner des officiers s'ecoula presque en silence dans cette
piece mutilee, assombrie par l'averse, attristante par son aspect
vaincu, et dont le vieux parquet de chene etait devenu solide comme un
sol de cabaret.
A l'heure du tabac, quand ils commencerent a boire, ayant fini de
manger, ils se mirent, de meme que chaque jour, a parler de leur
ennui. Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main en
main; et tous, renverses sur leurs chaises, absorbaient a petits coups
repetes, en gardant au coin de la bouche le long tuyau courbe que
terminait l'oeuf de faience, toujours peinturlure comme pour seduire
des Hottentots.
Des que leur verre etait vide, ils le remplissaient avec un geste de
lassitude resignee. Mais Mlle Fifi cassait a tout moment le sien, et
un soldat immediatement lui en presentait un autre.
Un brouillard de fumee acre les noyait, et ils semblaient s'enfoncer
dans une ivresse endormie et triste, dans cette saoulerie morne des
gens qui n'ont rien a faire.
Mais le baron, soudain, se redressa. Une revolte le secouait; il jura:
"Nom de Dieu, ca ne peut pas durer, il faut inventer quelque chose a
la fin."
Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deux
Allemands doues eminemment de physionomies allemandes lourdes et
graves, repondirent: "Quoi, mon capitaine?"
Il reflechit quelques secondes, puis reprit: "Quoi? Eh bien, il faut
organiser une fete, si le commandant le permet."
Le major quitta sa pipe: "Quelle fete, capitaine?"
Le baron s'approcha: "Je me charge de tout, mon commandant. J'enverrai
a Rouen _Le Devoir_, qui nous ramenera des dames; je sais ou les
prendre. On preparera ici un souper; rien ne manque d'ailleurs, et, au
moins, nous passerons une bonne soiree."
Le comte de Farlsbe
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