us saviez, si vous saviez comme je souffre!
Je l'aimais, je l'aimais eperdument, comme une insensee, depuis six
mois."
"Je demandai: "Est-on reveille, chez vous?"
Elle repondit: "Non, personne, excepte Rose, qui sait tout."
"On s'arreta devant sa porte; tous dormaient, en effet, dans la
maison; nous sommes entres sans bruit avec un passe-partout, et nous
voila montant sur la pointe des pieds. La bonne, effaree, etait
assise par terre au haut de l'escalier, avec une bougie allumee a son
cote, n'ayant pas ose demeurer pres du mort.
"Et je penetrai dans la chambre. Elle etait bouleversee comme apres
une lutte. Le lit fripe, meurtri, defait, restait ouvert, semblait
attendre; un drap trainait jusqu'au tapis; des serviettes mouillees,
dont on avait battu les tempes du jeune homme, gisaient a terre a cote
d'une cuvette et d'un verre. Et une singuliere odeur de vinaigre de
cuisine melee a des souffles de Lubin ecoeurait des la porte.
"Tout de son long, sur le dos, au milieu de la chambre, le cadavre
etait etendu.
"Je m'approchai; je le considerai; je le tatai; j'ouvris les yeux;
je palpai les mains, puis, me tournant vers les deux femmes qui
grelottaient comme si elles eussent ete gelees, je leur dis:
"Aidez-moi a le porter sur le lit."
Et on le coucha doucement. Alors, j'auscultai le coeur et je posai une
glace devant la bouche; puis je murmurai: "C'est fini, habillons-le
bien vite."
Ce fut une chose affreuse a voir!
"Je prenais un a un les membres comme ceux d'une enorme poupee, et
je les tendais aux vetements qu'apportaient les femmes. On passa les
chaussettes, le calecon, la culotte, le gilet, puis l'habit ou nous
eumes beaucoup de mal a faire entrer les bras.
"Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes se mirent
a genoux, tandis que je les eclairais; mais comme les pieds etaient
enfles un peu, ce fut effroyablement difficile. N'ayant pas trouve le
tire-boutons, elles avaient pris leurs epingles a cheveux.
"Sitot que l'horrible toilette fut terminee, je considerai notre
oeuvre et je dis: "Il faudrait le repeigner un peu." La bonne alla
chercher le demeloir et la brosse de sa maitresse; mais comme elle
tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires, les cheveux
longs et meles, Mme Lelievre s'empara violemment du peigne, et elle
rajusta la chevelure avec douceur, comme si elle l'eut caressee. Elle
refit la raie, brossa la barbe, puis roula lentement les moustaches
sur son doigt
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