Je lui tendais la main quand elle allait sauter a terre apres ses
courses effrenees. L'animal furieux ruait vers moi; elle le flattait
sur son cou recourbe, l'embrassait sur ses naseaux fremissants sans
essuyer ensuite ses levres; et le parfum de son corps, en sueur comme
apres la tiedeur du lit, se melait sous ma narine a l'odeur acre et
fauve de la bete.
J'attendis mon jour et mon heure. Elle passait chaque matin par le
meme sentier, dans un petit bois de bouleaux qui s'enfoncait vers la
foret.
Je sortis avant l'aurore, avec une corde dans la main et mes pistolets
caches sur ma poitrine, comme si j'allais me battre en duel.
Je courus vers le chemin qu'elle aimait; je tendis la corde entre deux
arbres; puis je me cachai dans les herbes.
J'avais l'oreille contre le sol; j'entendis son galop lointain; puis
je l'apercus la-bas, sous les feuilles comme au bout d'une voute,
arrivant a fond de train. Oh! je ne m'etais pas trompe, c'etait cela!
Elle semblait transportee d'allegresse, le sang aux joues, de la folie
dans le regard; et le mouvement precipite de la course faisait vibrer
ses nerfs d'une jouissance solitaire et furieuse.
L'animal heurta mon piege des deux jambes de devant, et roula, les os
casses.
Elle! je la recus dans mes bras. Je suis fort a porter un boeuf.
Puis, quand je l'eus deposee a terre, je m'approchai de Lui qui nous
regardait; alors, pendant qu'il essayait de me mordre encore, je lui
mis un pistolet dans l'oreille... et je le tuai... comme un homme.
Mais je tombai moi-meme, la figure coupee par deux coups de cravache:
et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je lui tirai mon autre
balle dans le ventre.
Dites-moi, suis-je fou?
REVEIL
Depuis trois ans qu'elle etait mariee, elle n'avait point quitte
le val de Cire, ou son mari possedait deux filatures. Elle vivait
tranquille, sans enfants, heureuse dans sa maison cachee sous les
arbres, et que les ouvriers appelaient "le chateau".
M. Vasseur, bien plus vieux qu'elle, etait bon. Elle l'aimait; et
jamais une pensee coupable n'avait penetre dans son coeur. Sa mere
venait passer tous les etes a Cire, puis retournait s'installer a
Paris pour l'hiver, des que les feuilles commencaient a tomber.
Chaque automne Jeanne toussait un peu. La vallee etroite ou serpentait
la riviere s'embrumait alors pendant cinq mois. Des brouillards legers
flottaient d'abord sur les prairies, rendant tous les fonds pareils a
un grand etang d'ou e
|