rouille. Une main fine
avait trace sur une face de la feuille pliee a la mode ancienne: "A
monsieur, monsieur l'abbe d'Argence."
Les trois premieres lettres fixaient simplement des rendez-vous. Et
voici la quatrieme:
"Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pas mon
lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollement
reveuse, dans la tiedeur des duvets. J'ai un livre, un livre que
j'aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirai-je lequel?
Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j'ai lu, je songe, et je veux
vous dire a quoi.
"On a mis derriere ma tete des oreillers qui me tiennent assise, et je
vous ecris sur ce mignon pupitre que j'ai recu de vous.
"Etant depuis trois jours en mon lit, c'est a mon lit que je pense, et
meme dans le sommeil j'y medite encore.
"Le lit, mon ami, c'est toute notre vie. C'est la qu'on nait, c'est la
qu'on aime, c'est la qu'on meurt.
"Si j'avais la plume de M. de Crebillon, j'ecrirais l'histoire d'un
lit. Et que d'aventures emouvantes, terribles, aussi que d'aventures
gracieuses, aussi que d'autres attendrissantes! Que d'enseignements
n'en pourrait-on pas tirer, et de moralites pour tout le monde?
"Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerez jamais que
de choses j'y ai decouvertes depuis trois jours, et comme je l'aime
davantage. Il me semble habite, hante, dirai-je, par un tas de gens
que je ne soupconnais point et qui cependant ont laissee quelque chose
d'eux en cette couche.
"Oh! comme je ne comprends pas ceux qui achetent des lits nouveaux,
des lits sans memoires. Le mien, le notre, si vieux, si use, et si
spacieux, a du contenir bien des existences, de la naissance au
tombeau. Songez-y, mon ami; songez a tout, revoyez des vies entieres
entre ces quatre colonnes, sous ce tapis a personnages tendu sur nos
tetes, qui a regarde tant de choses. Qu'a-t-il vu depuis trois siecles
qu'il est la?
"Voici une jeune femme etendue. De temps en temps elle pousse un
soupir, puis elle gemit; et les vieux parents l'entourent; et voila
que d'elle sort un petit etre miaulant comme un chat, et crispe,
tout ride. C'est un homme qui commence. Elle, la jeune mere, se sent
douloureusement joyeuse; elle etouffe de bonheur a ce premier cri, et
tend les bras et suffoque et, autour, on pleure avec delices; car ce
petit morceau de creature vivante separe d'elle, c'est la famille
continuee, la prolongation du sang, du coeur et de l'ame des vieux
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