dit d'Artagnan du ton
qu'il eut mis a commander une manoeuvre; deux garcons pour monter
les deux premieres sacoches, deux autres pour les deux dernieres,
et du feu, mordioux! de l'action!
Planchet se precipita par les degres comme si le diable eut mordu
ses chausses. Un moment apres, les garcons montaient l'escalier,
pliant sous leur fardeau. D'Artagnan les renvoyait a leur galetas,
fermait soigneusement la porte et s'adressant a Planchet, qui a
son tour devenait fou:
-- Maintenant, a nous deux! dit-il.
Et il etendit a terre une vaste couverture et vida dessus la
premiere sacoche. Autant fit Planchet de la seconde; puis
d'Artagnan, tout fremissant, eventra la troisieme a coups de
couteau. Lorsque Planchet entendit le bruit agacant de l'argent et
de l'or, lorsqu'il vit bouillonner hors du sac les ecus reluisants
qui fretillaient comme des poissons hors de l'epervier, lorsqu'il
se sentit trempant jusqu'au mollet dans cette maree toujours
montante de pieces fauves ou argentees, le saisissement le prit,
il tourna sur lui-meme comme un homme foudroye, et vint s'abattre
lourdement sur l'enorme monceau que sa pesanteur fit crouler avec
un fracas indescriptible. Planchet, suffoque par la joie, avait
perdu connaissance. D'Artagnan lui jeta un verre de vin blanc au
visage, ce qui le rappela incontinent a la vie.
-- Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! Ah! mon Dieu! disait Planchet
essuyant sa moustache et sa barbe.
En ce temps-la comme aujourd'hui, les epiciers portaient la
moustache cavaliere et la barbe de lansquenet; seulement les bains
d'argent, deja tres rares en ce temps-la, sont devenus a peu pres
inconnus aujourd'hui.
-- Mordioux! dit d'Artagnan, il y a la cent mille livres a vous,
monsieur mon associe. Tirez votre epingle, s'il vous plait; moi,
je vais tirer la mienne.
-- Oh! la belle somme, monsieur d'Artagnan, la belle somme!
-- Je regrettais un peu la somme qui te revient, il y a une demi-
heure, dit d'Artagnan; mais a present, je ne la regrette plus, et
tu es un brave epicier, Planchet. Ca! faisons de bons comptes,
puisque les bons comptes, dit-on, font de bons amis.
-- Oh! racontez-moi d'abord toute l'histoire, dit Planchet: ce
doit etre encore plus beau que l'argent.
-- Ma foi, repliqua d'Artagnan se caressant la moustache, je ne
dis pas non, et si jamais l'historien pense a moi pour le
renseigner, il pourra dire qu'il n'aura pas puise a une mauvaise
source. Ecoute donc, Planchet, je vais conter.
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