sont rares: ils me laissent
l'ame bouleversee pour plusieurs jours. Je reve tres souvent; je reve
des reves vagues et forts. C'est-a-dire que je vois des images dont le
contour n'est pas net, mais dont la couleur est violente. Je ne sais
pourquoi je vous parle de ca; je suis un homme si ordinaire, si
affreusement semblable a tous les hommes!
Ce qui me frappe le plus, au sujet de mes songes, c'est que je n'ai pas
besoin d'etre endormi pour rever. Entendez bien, je ne dis pas rever
comme font les poetes, je dis bien rever comme un dormeur, tomber en
proie a un monde terrible, incoherent, magnifique. Souvent je suis en
plein travail, par exemple, j'ecris, sous mon petit abat-jour et, tout a
coup, crac, j'ai a peine le temps de sentir que mon ame change d'allure
et me voila dans une autre vie. Parfois, c'est en marchant, dans la rue,
que ca me prend. Mais il faudra que Je vous entretienne de mes reves une
autre fois; je n'ai deja que trop de choses a vous raconter sur ce
monde-ci, inutile de m'aventurer dans l'autre.
Je vous parlais des songes que je faisais avant de m'eveiller. Eh bien!
meme quand je ne me rappelais rien, au reveil, de ces songes du matin,
ils m'impregnaient tellement qu'ils donnaient un parfum a mes journees,
qu'ils decidaient pour jusqu'au lendemain, de la couleur de mon ame.
Vers neuf heures, je rejetais mes couvertures. De la cuisine, ou
travaillait a petits bruits ma pauvre maman, arrivait l'arome du cafe,
insidieux et penetrant comme une pensee. Je me levais et passais mes
vetements avec une lassitude odieuse: la lassitude des choses a venir.
J'allais retrouver ma mere a la cuisine et l'embrassais en silence.
Chaque jour, j'etais certain qu'elle m'allait faire quelque juste
observation, qu'elle allait me reprocher mes sommes interminables et ces
grasses matinees qui menageaient dans mon existence de larges vides,
obscurs et poudreux. Mais, chaque jour, ma mere me disait en
m'embrassant tendrement:
--Mon Louis, je t'ai fait griller un peu de pain d'hier.
Je m'asseyais sur le tabouret canne, entre l'evier et le buffet de bois
blanc. J'occupais la une place etroite comme une destinee. Je tournais
le dos au jour avare de la petite cour et, cale, soutenu, etaye par
toutes les choses environnantes, je me trouvais bien. Oui, j'etais bien,
malgre tout, j'etais bien avec lachete, avec hebetude.
J'aime le cafe; j'aime aussi la suave odeur du pain grille. Je jouissais
donc de ces biens immerites,
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