ais, dans notre logement,
un calme chaque jour plus profond et que je m'expliquais mal. La salle a
manger etait devenue un veritable atelier de couturieres. Maman, qui a
tant cousu dans sa vie, abattait la besogne d'une bonne ouvriere en
chambre. De grand matin, Marguerite allait chez le confectionneur
reporter l'ouvrage et querir des etoffes, des modeles. Cependant ma mere
preparait les aliments pour la journee.
A quelque heure que j'arrivasse, je trouvais les deux femmes au travail.
Je n'avais plus honte de mon oisivete, qui devenait une chose admise,
normale. Je goutais meme un etrange plaisir au spectacle d'une activite
que je ne partageais point. Pour les longues veillees, on allumait un
petit feu dans la cheminee prussienne de la salle a manger. Je pris
bientot l'habitude de venir lire dans cette piece.
Parfois je m'exercais sur la flute. Je jouais avec une attention si
soutenue que je fis, pendant cette periode, des progres reels. La
conscience de ces progres me precipitait dans des reves absurdes:
j'allais devenir musicien, compositeur peut-etre. J'entrevoyais une vie
merveilleuse, illuminee par des succes, exaltee par l'admiration des
foules. J'allais enfin donner issue a cette ame captive qui s'etiole et
se desespere au fond de son cachot.
En attendant les foules futures, Marguerite, du moins, semblait trouver
de l'agrement a mes essais. Elle retenait fort bien mes airs favoris;
elle les fredonnait en tirant l'aiguille et me priait frequemment de les
lui rejouer.
Un jour, comme j'achevais un morceau que j'avais execute avec, a defaut
de talent, beaucoup de coeur et d'application, Marguerite leva vers moi
des yeux pleins de larmes. J'en fus bouleverse, d'autant plus que
Marguerite a de beaux yeux meurtris auxquels les larmes pretent un eclat
bien emouvant et comme enfantin.
Un homme raisonnable eut pense: "Voila l'effet de la musique sur une ame
mobile et tendre". Moi, je pris tout a mon avantage.
Je saisis mon chapeau et m'enfuis dans la rue. Je ressentais une
indicible fierte. Je ne doutais plus que des pouvoirs nouveaux ne me
fussent devolus. J'eprouvais ce retentissement de mon ame dans une autre
ame comme un signe certain de predestination. Je murmurais, en serrant
les dents: "Je suis quand meme quelqu'un, quelqu'un! On finira bien par
s'apercevoir que je ne suis pas un homme comme les autres".
Cette ambition, cette frenesie: ne pas etre un homme comme les autres.
Et toute cette comedie a ca
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