mon nez, souvent
bouche par le rhume de cerveau, doit aussi souffler, siffler, des que
les mandibules travaillent.
J'etais si navre du spectacle et si honteux de mes reflexions que je me
levais pour partir. Octave alors me regardait d'un oeil limpide, etonne
et disait simplement:
--Pourquoi? Tu n'es pas presse.
Je me rasseyais avec decouragement.
Si Lanoue avait pu surprendre le cours de mes pensees, j'eusse succombe
a la confusion. Mais personne ne peut connaitre le cours de mes pensees.
J'ai pourtant, plus de cent fois, failli me trahir et dire a mon ami:
"Est-il donc necessaire de remuer le bout du nez en mangeant des
haricots"?
Le repas fini, Octave allumait sa petite pipe et nous devisions en
humant une tasse de cafe. Pour me soustraire a mes inclementes
meditations, j'ebauchais de vagues commentaires sur les evenements du
jour. Lanoue m'ecoutait avec une complaisance attentive et murmurait a
chacune de mes phrases: "Je suis parfaitement de ton avis." Cet
assentiment obstine ne tardait pas a me donner de l'impatience. Eh quoi!
je debitais des bourdes, des pauvretes, et Lanoue etait parfaitement de
mon avis, Lanoue que je tiens pour un homme intelligent. Lanoue, qui est
mon ami, mon seul ami!
J'en venais a regretter l'aigre maniere de Vitet qui ne me laisse jamais
placer une syllabe sans lancer quelque mordant "je ne suis pas du tout
de ton avis".
Je retournais a mon silence, a ma contemplation malveillante et
douloureuse. Les genoux dans les mains, j'accelerais les oscillations
du fauteuil a bascule. L'idee que ce perpetuel balancement pouvait
ecoeurer Octave ou Marthe me troublait sans toutefois me retenir.
Le bebe, repu, etait mis au lit. C'est un bel enfant bien dru, a la
chair translucide et resistante. Par malheur, le petit doigt de sa main
gauche est mal forme, de naissance, et replie vers la paume. Dans un
etre beau, vous pouvez chercher le defaut, il y est toujours. Si vous
etes une ame genereuse, vous ne remarquerez pas ce defaut, vous saurez
l'oublier, l'annuler. Si vous etes un Salavin, vous ne verrez plus que
ce defaut, certain jour, et vous gatera tout le reste.
J'embrassais l'enfant, mon filleul, et le portais sur mes epaules
jusqu'a la chambre. Parfois, regardant ce visage charmant, a peine forme
et dont tous les traits semblaient encore enclos dans une tendre gaine,
je me prenais a imaginer le visage de vieillard qu'il sera, dans
l'avenir, et je me sentais devore de tristesse.
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