tumer a lui-meme, a
sa richesse, pour le rendre digne de sa nouvelle destinee?
Que cet amour muet fut heureux ou malheureux, voila une chose a laquelle
je ne pensais guere. L'idee que je pourrais me trouver paye de retour
troublait si fort mes plus fermes propos que je preferais l'ecarter. En
Revanche, j'envisageais l'hypothese contraire avec une curieuse
predilection. Un amour meconnu, meprise, n'en serait pas moins, pour
moi, l'amour. Le bonheur que je convoitais etait de nature a se nourrir
de maintes souffrances.
Sans doute allez-vous sourire. Vous avez sur la joie des opinions
raisonnables et precises que je suis bien incapable de refuter et
meme de comprendre. En fait, je ne me defends pas, je ne plaide pas ma
cause, vous le savez deja. Je m'efforce de vous faire entrevoir ce qui
se passait en moi. Au surplus, je n'ai pas l'intention de m'appesantir
sur cette partie de mon histoire. Je parviens encore a exprimer mes
desordres, mes sottises, mes deportements. Mais le bonheur? Cela se
peut-il raconter? Est-il possible d'interesser quelqu'un a notre
bonheur, cette chose fastidieuse, si plate, si pauvre aux yeux d'autrui?
Qu'il me suffise de vous dire que je fus heureux sans defiance. Il ne me
restait pas assez de lucidite pour observer que mes mouvements
d'enthousiasme ressemblaient par tropa mes mouvements de desespoir,
qu'ils etaient, comme ceux-ci, febriles, demesures, maladroits, enfin,
qu'ils manquaient d'harmonie.
Il eut ete malaise, meme a un observateur attentif, de discerner
l'espece de revolution qui s'etait accomplie en moi. Rien n'etait
modifie dans l'aspect de mon existence. Marguerite, guerie, avait repris
sa place aupres de ma mere. On entendait ronronner la machine a coudre
et ma plume, par intervalles, heurter du bec le fond de l'encrier. Nous
prenions ensemble nos repas dans la cuisine pleine de buee et d'odeurs
aromatiques.
J'etais tout encombre de mon sentiment et je le considerais avec
timidite, avec crainte, comme un objet fragile que l'on redoute de
briser en le portant.
Je me repetais de minute en minute: "Attention! Voila la vraie vie qui
commence!" Tantot, anxieux des surprises de l'avenir, je souhaitais,
comme tant d'hommes combles, que l'eternite tout entiere ne fut qu'une
amplification de l'instant ou je me plaisais. Et tantot, travaille de
reves ambitieux, je me voyais acheminant vers les sommets de la vertu,
de la perfection, mon ame couverte de benedictions, ivre de beatit
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